Introduction
Lentement et volontairement, une crise s’installe. Les secousses ne sont peut-être pas autant perceptibles que celle de la crise économique et surtout financière, subie en 2008, mais il est à craindre pour la démocratie !
Dans le miroir : le reflet des années 1930 et la naissance des monstres, pour peut-être arriver à de nouvelles dictatures ou autres régimes autoritaires sur le sol européen. Nous subissons un délitement de notre démocratie.
La première raison à ce terrifiant constat est l’abandon de l’espace politique par le citoyen. Et l’enjeu est au-delà des simples élections avec un absentéisme extraordinairement fort. Nous parlons ici de l’engagement au quotidien. Qui participe aux réunions de débats ? Qui prend le temps de venir s’asseoir dans le public à la salle du conseil municipal ? Mieux encore, qui s’intéresse aux délibérations prises par les élus des différentes assemblées territoriales ? Qui se documente avant de voter ? Qui se pose en gardien des actions passées ? Qui propose ? Qui est indigné ? Les mêmes et toujours très peu de personnes.
Lors des élections régionales de 2015, au premier tour, plus de 50% des électeurs n’avaient pas pris part au vote. Même sur une élection a priori mobilisatrice comme la municipale, les électeurs se détournent des urnes. Un exemple, celui de Marseille, la deuxième ville de France. Dans certains quartiers, les Marseillais ne s’intéressent pas (plus?) « à la question politique au sens électoral. […] C’est un truc de malade »1, comme le constate l’ancien directeur de campagne de Pape Diouf aux élections municipales, Pierre-Alain Cardonna. Le taux d’abstention grimpe souvent à 60, voire 70 %, surtout dans le centre et le nord de la ville.
L’espace entre les gouvernés et les gouvernants s’agrandit. La propension de l’homme politique sera toujours de remplir cet espace. Nous laissons ceux qui sont censés nous représenter, empiéter sur notre souveraineté. L’être citoyen se meurt. La vigie citoyenne a abandonné sa tour de contrôle. Or la démocratie a besoin de dialogues, de contradictions, d’opposition, de vigilance. La démocratie ne peut vivre que si chacun joue le jeu, à un prix forcément élevé, notamment en temps. À chacun de faire cet effort de démocratie.
La meilleure façon de lutter contre les bêtes tyranniques, est de prendre possession de l’espace public : sortir pour lutter contre l’obscurantisme. Sans cet effort peut régner le pire. C’est par se laisser-aller que s’est installée l’oligarchie, c’est-à-dire les décisions de quelques-uns qui s’appliquent à tous. Parce que l’espace que nous laissons vacant, d’autre se chargent de l’occuper. Qui gouverne vraiment ? Vous, nous ou eux ? Car le monde continue de fonctionner. Des lois sont votées et des puissances agissent. Avez-vous l’impression d’être puissant ?
Mais à ce délitement de l’esprit démocratique, il y a des raisons. Il existe bien des mécanismes qui font en sorte d’exclure le peuple souverain.
Ces questions sont d’une actualité brûlante face au terrorisme, face à la tentation autoritaire de nos élites politiques.
Depuis janvier 2015 avec les attentats de Paris, notamment contre la rédaction de Charlie hebdo et la tuerie de masse au Bataclan en novembre suivant, notre pays connaît la peur et est entré en guerre. Ces attaques terroristes répétées ont entraîné la mise en place d’un état d’urgence qui de fait diminue nos libertés (droit de manifester, de se rassembler, vie privée…). Le contexte terroriste dans lequel est plongé le pays depuis de longs mois « met en cause non pas le principe démocratique, mais l’étendue, la vigueur de la vie démocratique », souligne l’avocat Jean-Pierre Mignard2. C’est dans ce contexte politique qu’il nous est imposé de concevoir notre régime. Parce que certainement que les menaces auxquelles nous sommes confrontés « dicteront un nouvel ordre juridique », poursuit ce maître de conférence à Science-Po Paris. Liberté contre sécurité, un vieux débat philosophique.
La démocratie est en danger, les partis d’extrême droite font recette et sont aux portes du pouvoir dans de nombreux pays européens, dont la France. Au plus haut sommet de l’État la question angoisse. Dans une rencontre avec les journalistes de l’Association de la presse présidentielle, François Hollande a dit ceci, selon un article de Paris Match, publié le 3 août 2016 : « L’enjeu de l’élection [présidentielle de 2012, NDR], au-delà de la personne, était économique et social : c’était la finance et le chômage. Ces questions compteront toujours en 2017, mais l’élection portera surtout sur la France et la démocratie. » L’enjeu est brûlant et mérite qu’on s’y arrête.
I. La démocratie, un désir universel
Un régime d’émancipation
Mais pourquoi vouloir à ce point se battre pour une idée ; celle d’un « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », comme elle est gravée dans notre Constitution ?
Une partie de la réponse se trouve déjà dans la définition de ce régime politique. Pour Albert Ogien et Sandra Laugier, c’est « une volonté d’agir en politique en restant fidèle à une attitude respectueuse des choix de vie de chacun, porteuse d’un idéal de dignité des personnes, soucieuse d’un respect de l’égalité, s’opposant à toutes les discriminations et toutes les injustices et livrant à la connaissance des citoyens l’intégralité des informations d’intérêt public qui les concernent. »3
Une vision angélique de l’organisation politique à laquelle se raccrochent tous les peuples opprimés. Récemment, le peuple de Birmanie a permis au Prix Nobel de la paix, Aung Sang Suu Kyi, de devenir la première femme élue présidente, dans un pays dominé par une junte militaire. L’exemple le plus criant reste celui des révolutions arabes. Comme le rappellent Albert Ogien et Sandra Laugier, « cette vague mondiale de fronde politique a commencé à déferler en janvier 2011, à Tunis, avant d’emporter Le Caire et de gagner Madrid, Athènes, New York, Londres, Moscou, Québec, Sanaa, Tel-Aviv, Dakar, Paris, Istambul, Rio de Janeiro, Kiev, Caracas, Bangkok ou Phnom Penh ».
Nous ne pouvons que défendre ce modèle. En effet, nous pensons qu’il n’existe pas d’autres alternatives à notre épanouissement, au bien commun que la démocratie réelle. « Nous n’avons pas de science de ce qui est bon pour l’humanité, et nous n’en aurons jamais, tranche Cornelius Castoriadis4. S’il y en avait une, ce n’est pas la démocratie qu’il nous faudrait chercher, mais plutôt la tyrannie de celui qui posséderait cette science. […] En démocratie nous n’avons pas une science de la chose politique et du bien commun, nous avons les opinions des gens ; ces opinions s’affrontent, se discutent, s’argumentent, et puis finalement le peuple, la collectivité se détermine et tranche par son vote. […] Une société démocratique, quelle que soit sa taille, est toujours formée d’une pluralité d’individus qui participent tous au pouvoir dans la mesure où chacun a autant qu’un autre la possibilité effective d’influer sur ce qui se passe. »
C’est certainement un régime politique contre nature a priori, mais c’est en réalité le système le plus rationnel. La démocratie n’a qu’une visée : l’égalité politique que représente la citoyenneté, qui « met à égalité des gens qui autrement sont inégaux dans leur capacité »5, concède Jacques Rancière. D’où l’importance de l’éducation et notamment de l’éducation à la citoyenneté « pour assurer la distribution la plus large de la responsabilité économique et politique » et garantir le fait que la citoyenneté ne devienne pas « une formalité vaine. ». « C’est en ce sens que la citoyenneté universelle implique tout un monde de héros », pour le philosophe français. Définir la démocratie comme un idéal n’est pas galvaudé.
En France, il est communément admis que la démocratie naît avec l’écriture de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. L’article 3 de ce texte fondateur le précise ainsi : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. » Dans le monde, on fixe la naissance de ce régime au Ve siècle avant notre ère, du temps de la Grèce antique. Mais comme le pense l’universitaire anarchiste David Greaber, on peut imaginer « qu’il y a eu un grand nombre de sociétés égalitaires au cours de l’histoire »6 qui avaient établi des procédures collectives de prises de décisions dans le respect du plus grand nombre. Plusieurs de ces sociétés ont dû exister avant la Grèce antique. Sur un plan anthropologique, la recherche de la démocratie serait alors inhérente à la vie sociale.
Si le mode de fonctionnement ne provient pas nécessairement de la Grèce antique, le mot même de démocratie a bien pour origine le grec. Démos et cratos (ou kratos), signifiant le pouvoir du peuple.
Mais là encore, David Greaber7 apporte une nuance intéressante, contredisant cette traduction littérale, estimant que la « démocratie fondée sur le principe de la majorité était essentiellement, à l’origine, une institution militaire ». Pour lui, « le terme même de démocratie, semble avoir été utilisé à l’origine comme une insulte par ses opposants élitistes : cela signifie littéralement « la force » ou même la « violence » du peuple. Kratos, et non archos. »
La démocratie comme système violent. « La tyrannie de la majorité », disait Alexis de Tocqueville8, là où certains aimeraient voir plus de consensus. Le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, près de Nantes (Loire-Atlantique), a été validé lors d’un référendum voulu par le pouvoir exécutif français, en juin 2016, à l’échelle départementale. Pour autant, ceux qui vivent sur place, ont voté largement contre. Plus cette construction se rapprochait géographiquement des électeurs, plus ils s’y sont opposés et inversement. Pourtant, la décision de la majorité s’appliquera, en théorie, à ceux qui subiront directement les nuisances et qui souhaitaient préserver un bocage. Mais la démocratie a parlé et nous devons
reconnaître comme souveraine toute parole majoritaire s’étant exprimée librement.
Violence, injustice, guet-apens… Ce genre d’expérience démocratique pose une question déroutante : Peut-on confier la démocratie au peuple ? Et celui-ci a-t-il toujours raison en matière politique ?
Un peuple mosaïque
Avant de s’enfoncer un peu plus dans la recherche de l’essence démocratique, il convient de s’arrêter un très court instant sur ce que nous appelons le peuple. Notion floue et parfois prisonnière de chapelles idéologiques. Quel est cet ensemble censé être seul souverain ?
Il y a la vision datée de Jules Michelet le voyant comme un bloc monolithique et naturellement bon : « Je vois parmi les ouvriers des hommes de grand mérite, qui pour l’esprit valent bien les gens de lettres, et mieux pour le caractère… »9 Il ne tarissait pas d’éloge non plus sur les agriculteurs : « Le paysan n’est pas seulement la partie la plus nombreuse de la nation, c’est la plus forte, la plus saine, et, en balançant bien le physique et le moral, au total la meilleure. » La vision de Michelet dans son ouvrage est très binaire. Les gentils pauvres, avec qui il a « vécu », « travaillé » et « souffert », et les méchants bourgeois :
« Le trait éminent, capital, qui m’a toujours frappé le plus, dans ma longue étude du peuple, c’est que, parmi les désordres de l’abandon, les vices de la misère, j’y trouvais une richesse de sentiment et une bonté de cœur, très rare dans les classes riches. Tout le monde, au reste, a pu l’observer, à l’époque du choléra, qui a adopté les enfants orphelins ? Les pauvres. »
Nous ne pouvons pas juger de la France d’alors et du vécu de Jules Michelet, mais pour le monde du 21e siècle qui nous inquiète, cette vision angélique du peuple est assez éloignée de la nôtre. Pour le définir, nous reprendrons volontiers les mots de Castoriadis, « une pluralité d’individus », formant une communauté par des valeurs communes.
Comme le décrivait Emil Cioran qui rejetait toute idée de nationalisme, qui était pour lui « un péché de l’esprit », « la seule communauté véritable est celle qui est fondée sur la « famille spirituelle », et non nationale, ni idéologique. Je ne me sens solidaire que de ceux qui me comprennent et que je comprends, de ceux qui croient en certaines valeurs inaccessibles aux foules. Tout le reste est mensonge. Un peuple est une réalité sans doute ; – une réalité historique, et non essentielle. »10 Dans tous les cas, la notion de peuple renvoie au multiple et à la vulnérabilité de ceux qui le composent.
La démocratie appartient donc à cet ensemble mosaïque qu’est le peuple. Pourtant, nombreux sont ceux qui tentent de l’en éloigner, pour assurer à une poignée seulement le pouvoir de décider. En substance, le peuple ne peut pas comprendre les enjeux importants et doit être mis à l’écart pour son propre bien. « La sphère des questions « sérieuses » qui engagent la souveraineté ou l’« avenir de la nation » reste l’apanage de la représentation nationale et des gardiens des pouvoirs »11, constatent Ogien et Laugier.
Et si nous n’étions pas en démocratie ? Si tout cela n’en avait que l’apparence, le goût et l’odeur. Nous reviendrons largement sur cette interrogation déroutante et pourtant si pertinente.
II. Qu’avons-nous fait de notre souveraineté ?
Sur le papier, nous vivons un régime politique des plus enthousiasmants. Rendons-nous compte, le pouvoir est tenu « par le peuple et pour le peuple ». C’est à nous qu’il revient de choisir notre destinée, en toute transparence et dans la dignité. Et pourtant, avez-vous l’impression de gouverner ? Poser cette question c’est y répondre. Où sont les hordes de citoyens au fait des tumultes du monde ? Où sont ceux qui décident du fonctionnement de leur cité ?
Un soir de conseil municipal dans n’importe quelle commune de France : les bancs réservés au public sont vides, ou presque. On y croise uniquement les quelques présidents d’associations venus se faire bien voir pour le versement de la prochaine subvention, les plus fidèles des militants qui ont participé au porte-à-porte lors de la dernière élection ou encore les plus farouches opposants à la municipalité. Mais vous ne croiserez jamais la mère de famille soucieuse pour l’avenir de ses enfants, le jeune actif venant d’acheter son premier logement dans le village ou la chômeuse récemment fauchée par le marché. Et nous ne parlons là que de l’échelon communal. Rejoignez une assemblée d’agglomération, départementale ou pire régionale, mis à part des journalistes, vous n’y croiserez personne. Des personnes que les délibérations votées concernent pourtant.
Le maire de Friville-Escarbotin, dans le département de la Somme, prône une idée révolutionnaire de la pratique politique. Cet ancien conseiller général, élu plus jeune maire de France en 2008, défend l’idée d’une plus grande participation des citoyens, mais « quand j’invite les 5 000 habitants de Friville pour discuter de sujets importants comme les finances, l’imposition, de projets structurants, seules trente personnes se déplacent. Toujours les mêmes. C’est fatigant et extrêmement frustrant »12.
D’ailleurs quasiment aucun des administrés ne pourra vous indiquer le lieu de rendez-vous de ces réunions qui déterminent l’avenir des générations futures : taxes, accord d’un permis de construire pour un centre commercial, vente de biens immobiliers, préservation environnementale, fusion de collectivités territoriales comme les Régions ou les communes récemment, accord d’implantation d’une carrière dans un paysage touristique, armement de la police, subventions aux associations de soutien aux plus démunis, réfection du gymnase, aides au développement économique, etc. Et oui, l’essentiel se passe dans ces assemblées. Comment expliquer cette désertification ?
Le citoyen est-il « zombifié » ?
Avant d’aborder les défauts qu’apporte la démocratie représentative et plus encore les mécanismes mis en place pour éloigner le citoyen du pouvoir de décision, afin de comprendre les raisons exogènes de cette dépolitisation, nous ne pouvons passer à côté de la remise en question de la pratique citoyenne. Il y a une vacance du citoyen. Et si le citoyen n’est pas à marquer à la culotte ses élus, où se trouve-t-il ? Devant sa télévision.
En 2016, selon la dernière mesure Médiamétrie publiée en janvier 2017, près de 58 millions de Français étaient équipés de télévisions. La durée quotidienne passée devant l’écran était de 1h53 pour les 4-14 ans, 3h01 pour les 15-49 ans et enfin, 5h07 pour les 50 ans et plus. Sot une exposition moyenne de 3h43. Une durée stable par rapport à l’année 2015 (une minute de moins)13.
Hervé Kempf cite une étude d’Eurodata TV qui démontre que les téléspectateurs de 76 pays passent en moyenne chaque jour 3h12 devant leur téléviseur. « Cette durée se serait allongée de cinq minutes entre 2003 et 2008 », constate l’essayiste. Hervé Kempf poursuit :
« Al Gore [ancien candidat démocrate à la Maison blanche, ndlr] a une formule incontestable : « Un individu qui passe quatre heures et demie par jour devant la télévision aura probablement un mode d’activité cérébrale très différent de celui d’un individu qui passe quatre heure et demie à lire. » A lire, ou à jouer au tarot, discuter avec ses amis, flâner, s’ennuyer… Pour Gore, « les gens qui regardent la télévision ne participent pas à la démocratie s’ils la regardent quatre à cinq heures par jour ». »14
Les effets de la télévision sur la formation de l’être citoyen ne sont certainement pas les plus efficaces. C’est ce que rappelait Christophe Girard, ancien d’LVMH et adjoint au maire de Paris en charge de la culture, dans une tribune publiée par le journal Le Monde en août 2008, Pour une télé-vision de la télévision15.
Selon lui, les techniques utilisées par cette industrie, principalement le nombre d’images par minute, a pour effet de « placer l’esprit du téléspectateur sous tutelle, dans un état de fascination télévisuelle. […] Comment veut-on, par exemple, qu’une émission culturelle digne de ce nom soit possible lorsque les imaginaires, les perceptions et les pensées doivent se soumettre à une durée de plan inférieure à dix secondes ? » On se souvient tous de la considération sans borne qu’avait Patrick Le Lay, alors PDG de la chaîne TF1, en 2004, pour les téléspectateurs lorsqu’il avait déclaré vendre à Coca Cola « du temps de cerveau disponible ». Dans le livre Les dirigeants face au changement, il déclarait : « Il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. »16
Mettre la télévision seule sur le banc des accusés ne serait pas accordé une seine justice à ce débat. Mais un des coupables se cache certainement là. Depuis 2004, on ne peut plus dire que nous ne sommes pas au courant. Cette industrie télévisuelle a bien pour mission, dans une large mesure, d’annihiler tout esprit critique ou politisé ! Qui porte le plus le sceau de la culpabilité ?
Nous avons oublié de faire vivre l’idéal conquis. Ce qui fait dire à l’historien et philosophe Marcel Gauchet que « la démocratie n’est plus qu’un mot, plus qu’une notion fantoche qui dissimule le pouvoir effectif, exorbitant du schème individualiste et du complexe économico-financier »17. La crise de la démocratie ne réside pas dans son principe communément admis, mais c’est « une crise de dissolution de son cadre, d’évidement de sons sens ».
La presse et le rôle des journalistes
Sommes-nous devenus de simples moutons errant dans les rayons des supermarchés, trop occupés à consommer tout en rendant les armes du débat et de la pensée ? Cornelius Castoriadis partage l’idée d’une société où l’empire du capital a pris le dessus sur l’essentiel de l’existence humaine.
Ces régimes libéraux « ne font pas essentiellement appel à la contrainte, mais à une sorte de demi-adhésion molle de la population. Celle-ci a été finalement pénétrée par l’imaginaire capitaliste : le but de la vie humaine serait l’expansion illimitée de la production et de la consommation, le prétendu bien-être matériel, etc. En conséquence de quoi la population est totalement privatisée. […] La population ne participe pas à la vie politique : ce n’est pas participer que de voter une fois tous les cinq ou sept ans pour une personne que l’on ne connaît pas et que le système fait tout pour vous empêcher de connaître. Mais pour qu’il y ait un changement […] il faut aussi et surtout que change l’attitude des individus à l’égard des institutions et de la chose publique, de la res publica, de ce que les Grecs appelaient ta koina (les affaires communes) »18.
Pour le philosophe, il est grand temps que « la passion pour les objets de consommation doit être remplacée par la passion pour les affaires communes ». Cette question de la participation à la chose publique est centrale dans la pensée de cet intellectuel français, d’origine grecque :
« Dans nos « sociétés libérales d’oligarchie », le peuple n’a tout au plus qu’un vague véto électoral, tous les cinq ou dix ans – veto, comme vous le savez, plus fictif que réel pour la simple raison que le jeu est truqué, non pas au sens de la fraude électorale, mais parce que les choix offerts aux électeurs sont toujours prédéterminés. Mais il ne faudrait pas croire pour autant que les oligarchies dominantes, capitalistes ou politiciennes, violent partout et toujours un peuple innocent, à son corps défendant. […] Ont-ils été zombifiés par des esprits maléfiques ? […] Je ne crois pas qu’ils soient zombifiés, je crois simplement qu’on traverse une phase historique très critique dans laquelle le problème de la participation politique est effectivement posé. »
Le citoyen se désintéresse des « affaires communes » et pourtant il n’a jamais, dans l’histoire de l’humanité, été autant informé. N’importe qui, même le plus éloigné de l’actualité, sera au courant en quelques secondes d’un attentat commis à des milliers de kilomètres de lui ou de la dernière erreur tactique commise par le plus imbécile de nos responsables politiques. Revenus des ministres, décision de la Grande-Bretagne de quitter l’Union Européenne, élection de Donald Trump aux États-Unis, mensonge sur les armes de destruction massive en Irak, le nombre de migrants qui traversent la Méditerranée chaque jour, etc. Rien ne lui échappe. Il y a là un paradoxe difficile à saisir. Hyper connectivité contre abandon du poste de contrôle.
Dans le grand maelström de l’information, le numérique a bouleversé la donne. En effet, les journaux papier voient leurs chiffres de vente s’écrouler. La presse d’information générale et politique se porte mal en France. Prenons l’exemple de la presse quotidienne nationale. Le Figaro ou Le Monde, les deux plus grands quotidiens nationaux, ne vendent pas plus de 300 000 journaux chaque jour en comptant les abonnements. Certains s’en sortent mieux comme le paquebot Ouest-France et ses presque 700 000 exemplaires vendus chaque jour en moyenne en 201519. Mais la tendance est pour tout le monde la même : c’est la chute inexorable. Les journaux sont dans l’incapacité de renouveler leur lectorat vieillissant. Les rédactions se vident.
Au milieu du déclin, une lumière : le tournant numérique. La progression de la presse traditionnelle sur le web est flagrante. L’immense majorité de la presse française possède un site web et est active sur les réseaux sociaux. Une forte présence numérique qui permet de relativiser la perte du lectorat. Une relativité mis en exergue par la professeure d’économie, Julia Cagé. Elle rappelle qu’entre 2008 et 2013, les visites totales sur les sites web des quotidiens « sont passées de 50 millions à près de 180 millions par an en moyenne pour un site ; soit une multiplication par plus de trois en cinq ans. »20 Comparés aux tirages papiers, « ces chiffres donnent le tournis ». L’universitaire souligne que « rien qu’en juillet 2014, le nombre de visite total sur Lemonde.fr a dépassé les 66 millions ».
Mais pour plus de précisions et pour faciliter la comparaison avec le papier, il est préférable de s’en tenir non pas aux visites totales (un visiteur peut se rendre plusieurs fois sur un site d’informations au cours d’une même journée), mais aux visiteurs uniques par mois. « Pour Le Monde, le nombre de visiteurs uniques par mois s’élève à plus de 8 millions, et chaque visiteur effectue en moyenne huit visites par mois. Le nombre moyen de visiteurs quotidiens se trouve ainsi réduit à environ 1,5 million. Qu’en est-il du lectorat papier ? Si l’on considère les seuls chiffres de diffusion papier (300 000 pour Le Monde), il faut bien reconnaître qu’ils restent inférieurs à ceux du web. Mais plusieurs choses sont à noter. Tout d’abord, pour passer de la diffusion au nombre de lecteur papier, il faut multiplier la diffusion par le nombre moyen de lecteurs par exemplaire papier, soit six pour Le Monde d’après les enquêtes disponibles. En d’autres termes, le lectorat quotidien moyen du Monde papier est de 1,8 million. Les ordres de grandeur sont tout de suite beaucoup plus similaires et les écarts abyssaux souvent brandis se sont réduits. »
L’effondrement des ventes de journaux est loin de signifier que l’information n’est plus consommée. Au contraire, le numérique vient apporter un complément, là où il y a quelques décennies, seul le papier comptait. Les médias d’informations jouent encore un rôle important et sont suivis. Si l’on considère que le rôle de la presse, à l’inverse de la télévision, est capital pour l’apprentissage de la citoyenneté, c’est évidemment une réjouissante nouvelle.
Cela dit, la qualité de lecture en a pris un coup. Les internautes « survolent » l’actualité. Aidés par les notifications des applications, leur temps de lecture sur les sites d’informations, est limité à moins de cinq minutes par jour en moyenne. C’est 7 à 8 fois moins que le temps de lecture d’un journal imprimé.
De l’autre côté de l’Atlantique, Christopher Lash avait constaté que la connaissance des Américains des affaires publiques est « constamment en déclin »21. Il trouvait cela « curieux », dans un monde de surabondance médiatique, mais certainement que ce papillonnement de l’information peut l’expliquer.
Non seulement le citoyen survole, mais en plus il est inondé d’informations. Une surabondance qui pourrait expliquer une certaine incapacité pour le receveur de trier, d’analyser. Ou, plus grave, avec un effet de lassitude pour des affaires politico-financières, par exemple, du fait de la répétition. Si une affaire sort tous les 10 ans, la révolte a de grande chance d’être grande. Quand c’est 10 par an…
Il est important de relativiser, l’érosion de la consommation de la presse, mais cela ne peut occulter la réalité. Le traitement de l’information, est-il bon ? Les journalistes ne peuvent pas échapper à une introspection sur leurs pratiques pour expliquer en partie le fait que leur marchandise, l’information, se vende moins bien.
L’arrivée du numérique a changé considérablement l’approche qu’a le journaliste, une rédaction ou plus largement un média, à l’information.
La baisse des chiffres de vente pour l’ensemble des journaux papier, ne veut pas dire que le lecteur-citoyen ne se renseigne plus. Il s’est simplement détourné de ce support, pour en privilégier un autre : le web.
Les médias ayant pris le virage du numérique, ils se doivent de répondre à des attentes, tout comme le rédacteur en chef d’un journal papier se doit de réaliser de bonnes ventes, sous peine que son directeur le limoge ou pire mette la clé sous la porte. Les médias sont des entreprises qui doivent gagner de l’argent ! Lorsqu’un grand groupe de presse lance un site d’informations générales en ligne, il doit mettre une équipe rédactionnelle sur ce nouveau support, pour l’alimenter. Le développement et les charges fixes ont évidemment un coût important pour l’entreprise qui prend ce risque. Comment se rémunérer ? Par la publicité, comme l’ont toujours fait les journaux. Comment vendre et fixer le prix de la publicité ? Par le nombre de clics. Le prix de la publicité est corrélé au nombre de visites sur le site. C’est ainsi qu’un annonceur peut estimer la visibilité de sa démarche marketing. Ces nouvelles approches changent la donne et pourraient ne pas servir l’intérêt démocratique.
La recherche du clic pour la rémunération, peut entraîner une dérive : la recherche du buzz.
C’est le même travers que l’on retrouve à la télévision depuis de nombreuses années. La phrase ou l’image choc pour consolider une audience.
C’est exactement ce contre quoi s’est élevé Michel Onfray, habitué des plateaux télé et des studios radios, lorsqu’il a décidé, en septembre 2016, de lancer sa propre télé sur le web, « pour disposer de temps afin de développer des argumentations et des démonstrations, ce qui est impossible dans un média pour lequel le temps c’est de l’argent. Et souvent : beaucoup d’argent… »22 :
« La petite phrase est la production idéologique destinée à créer le buzz qui induit les parts de marché qui décident de la reconduction des émissions, de la place dans les grilles de diffusion et, bien sûr, des émoluments des animateurs. On comprend qu’avec pareils enjeux, les médias de masse aient intérêt à cultiver le superficiel, l’anecdotique, le bref, le ricanant, sinon l’imbécile. »
À charge maintenant, aux responsables des rédactions de tenir une ligne éditoriale claire, afin de maintenir un intérêt démocratique au travail journalistique. Mais s’il n’y avait que cela…
L’algorithme, l’anti-journalisme
Les choix éditoriaux des rédactions « peuvent être biaisés par la technologie », comme le souligne Éric Sherer, directeur de la prospective et du MédiLab à France Télévision. Écrire pour les moteurs de recherche, cela a débuté dans les années 2000. Le règne du search engine optimisation (l’optimisation par le moteur de recherche) pouvait alors commencer. « Certaines rédactions ont privilégié une écriture de titres permettant aux articles d’être bien placés dans les moteurs de recherche. Cette pratique a généré un risque énorme et un cauchemar pour les rédactions : s’apercevoir que Google dirige la conférence de rédaction du matin car c’est en fonction des requêtes et des recherches des internautes la veille qu’on va déterminer les sujets qui intéressent »23.
Chaque média parle le même langage, avec les même mots, afin de plaire au moteur de recherche et ainsi être « bien placé ». L’information web favorise ce que Pierre Bourdieu appelait « la circulation circulaire de l’information » : tout le monde dit la même chose sur des sujets choisis par le « Dieu Google ».
Mais le moteur de recherche n’est pas la seule plateforme de distribution de l’information. Le plus gros vecteur est Facebook, « devenu le kiosque mondial de l’information », ose Eric Scherer. La génération des moins de 40 ans, appelée Millennials, représente 60% de la population mondiale. En France, on estime que cette génération Y, âgée de 18 à 35 ans, représente 16 millions de personnes24. Aux États-Unis, cette génération représentera 40% de l’électorat, en 2020. Pour Christophe Deroubaix, journaliste et spécialiste français des USA, « il y a bien un « grand remplacement », aux États-Unis, mais il n’est pas là où les théoriciens d’extrême droite le pensent : le grand remplacement est bel et bien « générationnel » »25.
Ces jeunes, comment s’informent-ils ? Via les réseaux sociaux, pour le plus grand nombre. Ce qui fait dire à Eric Scherer que « les médias d’information traditionnels sont en train de perdre le contrôle de leur distribution après avoir perdu le contrôle de la mise en forme de leurs articles. Les géants du Web sont venus s’intercaler entre eux et leur audience ».
Et pour comprendre le pouvoir de ces nouveaux médias, il faut comprendre l’importance des algorithmes utilisés par les géants de la Silicon valley qui détiennent « les clés de l’information ». Ce que l’utilisateur de Facebook voit s’afficher sur son fil d’actualité, n’est que la conséquence de suites d’opérations décidées par un mathématicien. L’algorithme sélectionne ce que l’utilisateur aperçoit sur son écran. Facebook « décide aussi à qui il les destine. Facebook choisit donc quelles informations il va proposer à vos amis […]. Les clés de l’algorithme relèvent du secret des affaires le plus absolu, comme la formule de Coca-Cola. […] », poursuit Eric Scherer.
La diffusion de l’information n’est plus déterminée par l’entreprise médiatique qui maîtrisait toute la chaîne, jusqu’à l’acte d’achat.
Les citoyens ne sont pas moins informés, ils ont changé leur canal d’approvisionnement de l’information. Et en parallèle, les rédactions ont fondamentalement changé leurs pratiques, pour répondre au mieux au dicta des algorithmes secrets des moteurs de recherches et des réseaux sociaux.
Nous sommes bien loin des principes de la liberté de la presse, inscrite dans notre constitution, et garante de notre démocratie. Mais nous en sommes là !
Mais se livrer à cette unique analyse serait trop simple pour être réaliste. Malgré le défi sans précédent qu’est celui du numérique, certains médias prouvent que le journalisme ne meurt pas du web. L’exemple le plus connu étant celui de Médiapart. Il existe son petit frère Les jours. Ces deux supports payants prouvent qu’investigations et reportages sont conciliables avec le journalisme en ligne. À une échelle plus modeste, certains groupe de presse régionaux prouvent qu’il est possible de développer des pure-players (sites gratuits d’informations en ligne), tout en respectant la déontologie qu’impose le métier, c’est à dire, pour le journaliste y exerçant, ne pas renier leurs valeurs.
« Le secteur est en ébullition », s’enthousiasme Jean-Christophe Boulanger président du Spiil (Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne)26. « Il y a beaucoup de créations et très peu de mortalité, et l’immense majorité des 150 adhérents du Spiil est rentable ». Les sites en ligne sont cinq fois plus nombreux qu’il y a cinq ans : « La CPPAP (Commission paritaire des publications et agences de presse) a recensé 906 sites d’info en 2015, dont 391 pure-players, contre 189 sites en 2010. »
Face aux algorithmes et aux réseaux sociaux, devenus des médias à part entière, le défi est considérable, mais pas insurmontable.
D’autre part, nonobstant la chute des ventes papier, une « presse pas pareil » tente de survivre. Des rédactions totalement indépendantes, ne vivant principalement que de la vente et des abonnements, proposent un temps long, loin de l’immédiateté pouvant être nuisible en démocratie. Cette presse s’est unie sous cette bannière, à l’appel du mensuel Le Ravi, en mars 2014. « Editée par des associations, des coopératives ou de petites entreprises contrôlées par leurs salariés, elle [cette presse pas pareil, ndlr] renoue avec les fondamentaux d’un métier ailleurs souvent oubliés : l’irrévérence, l’enquête, le goût du débat, la volonté de donner aux lecteurs, les moyens du plein exercice de leur citoyenneté, en les faisant participer au-delà d’un accès contrôlé à des « commentaires » qui servent trop souvent de déversoir. »
Ces rédactions à contre-courant sont mues par une puissante volonté : séparer la presse du monde de l’argent. Volonté folle, mais pas si dénuée de sens au moment où la grande majorité des groupes de presse en France est détenue par des financiers : Vincent Bolloré (groupe canal +, dont Itélé), Matthieu Pigasse (Le Monde, Les Inrocks), Patrick Drahi (Libé, L’express, L’étudiant, BFMTV, RMC…), Xavier Niel (Le Monde, L’Obs), Martin Bouygues (TF1, Direct Matin), etc.
III. Les raisons de l’abandon de notre souveraineté
La disparition du bistrot
La démocratie est réduite à son minimum, dans notre plus totale complicité ! Le citoyen a abandonné les lieux de vie du politique. A commencer par les plus anodins comme le bureau, la maison ou encore le bistrot. Pourtant, ce lieu de réunion informel, endroit préféré dans notre histoire des essayistes, intellectuels, agitateurs et révolutionnaires, est un haut lieu de la démocratie, qui est en voie de disparition. Ces « lieux intermédiaires » (The third place), comme les appelait le sociologue américain Ray Oldenburg, se font de plus en plus rares. Des lieux de rendez-vous structurant dans un quartier sont remplacés par les centres commerciaux, la restauration à emporter, les achats sur internet.
Pourtant la démocratie a besoin de bavardage, de conversation. Christopher Lasch l’avait décelé avant de mourir, la vie civique a besoin de citoyens qui se rencontrent « en égaux, sans égard à leurs origines raciales, sociales ou nationales. […] Même les pubs, les snack-bars, qui semblent d’abord ne rien à voir avec la politique ou les arts de la cité apportent leur contribution au genre de conversation ouverte et à bâtons rompus qui est le terreau de la démocratie »27. Pour l’intellectuel américain, « il peut exister un rapport direct entre le déclin de la démocratie participative et la disparition des lieux tiers ».
La plupart des communes de France se posent la question de conserver des lieux de vie comme les restaurants et bars, par intérêt économique, mais pas seulement. Aussi par nécessité de cohésion. En Seine-Maritime, la problématique s’est posée pour le village de Sommery. La municipalité avait des vues sur le bar-restaurant Le Bienvenu, situé au cœur du village. Aucun entrepreneur ne souhaitait poursuivre l’activité après le départ en retraite de son ancienne propriétaire. Au début de l’année 2015, la maire a voulu racheter les lieux, pour faciliter l’installation d’un jeune restaurateur. Trop cher (400 000 euros), le reste des conseillers municipaux n’a pas suivi. Pourtant, un an plus tôt, le village de Bosc-le-Hard, situé à quelques kilomètres de Sommery, venait de faire l’acquisition du restaurant la Bolhardaise, pour 235 000 euros. La force publique comme ultime recours lorsque les « lieux tiers » disparaissent.
Les bars de nuit à Dieppe (Seine-Maritime) : une économie en chute libre (extrait d’un l’article paru dans le journal Les informations dieppoises en mars 201428)
Un bar par jour tout au long de l’année. Il y a moins de trente ans, le Dieppois pouvait commander son demi dans les 395 établissements de la commune. Tous les anciens confirment cette légende qui n’en serait pas une. Cette époque est révolue.
Actuellement, Dieppe ne compte pas plus de 136 licencies IV (autorisation de vendre toutes les boissons alcoolisées). Il s’agit du nombre officiel déclaré en mairie. La vérité serait nettement moins glorieuse, puisque sont comptés les restaurants, les bars en liquidation judiciaire ou les ventes en cours. En réalité, il y aurait près de 70 bars. Et si on veut sortir le soir pour faire la « bringue » entre amis, l’étau se resserre. Il y a moins d’une dizaine de bonnes adresses. La culture du bar s’est perdue. Ces dix dernières années, les Dieppois ont constaté les fermetures successives.
Disparition de plusieurs clientèles
Le climat festif de Dieppe s’est dégradé petit à petit. Alors qu’ils étaient plus de 800, les dockers ont aujourd’hui disparu du paysage portuaire. Même chose pour les marins pêcheurs. Une population prompte à l’amusement sur le zinc et surtout solvable. Depuis une vingtaine d’années, Dieppe s’appauvrit, perd ses habitants.
Autre grosse perte pour les chiffres d’affaires : la fuite des Anglais. Le déplacement de l’arrivée du ferry a été vécu comme un choc. « Une grosse bêtise », « un manque à gagner énorme », « ils ne viennent plus jusqu’au centre-ville »… Tous les patrons sont unanimes. D’autant plus incompris par les professionnels que rien n’est fait pour encourager les voisins d’outre-Manche. Les navettes sont inexistantes ou presque entre le terminal et l’office de tourisme. « Ça ne donne pas envie aux Anglais de venir s’amuser au centre-ville. En pleine nuit, ils doivent se faire le trajet à pied avec les valises à la main pour rejoindre leur hôtel », peste un gérant.
« Les Anglais étaient tous dehors bien imbibés, ça se battait souvent. On les remettait sur le navire », plaisante un policier.
Où sont passés les Anglais ?
Les patrons de bars se plaignent tous d’avoir perdu la clientèle anglaise depuis que les voisins d’outre-Manche n’atterrissent plus directement en centre-ville. Pourquoi ce déménagement ? L’explication est économique, mais surtout pratique. Depuis la liaison avec l’Angleterre au milieu du 19e siècle, le ferry débarquait en plein cœur de Dieppe. Au milieu des années 1960, les bateaux ont commencé à transporter de la marchandise. Petit à petit, les navires ont grossi, les marchandises sont devenus plus conséquentes. L’actuel port de plaisance devenait beaucoup trop petit.
« La SNCF, qui a l’époque gérait la ligne, m’a fait comprendre qu’elle se retirerait si on ne faisait rien », se souvient l’ancien directeur général de la chambre de commerce et d’industrie, Jacques Bialek. En effet la distance entre les deux quais du centre-ville n’était que de 115 mètres. « Ils ne pouvaient plus faire demi-tour dans le port, parce qu’il faut que les navires repartent nez au vent »explique Jacques Bialek.
Comme le résumaient, sous forme de faux questionnement, Albert Ogien et Sandra Laugier, « la démocratie prend-elle consistance dans un système politique dont l’élection est la pierre d’angle et qui repose sur l’existence de partis en lutte pour obtenir le vote des citoyens, ou bien dans l’actualisation des principes d’égalité, d’autonomie et de pluralisme qui la définissent dans le quotidien des relations sociales, dans les ménages, les bureaux, les entreprises et les villes ? »29
Les experts aux commandes
Sans ces « third places », il devient presque impossible de s’exercer à la politique. Comme l’a constaté Pierre-Alain Cardonna, acteur de la vie politique marseillaise, « beaucoup ne se sont pas autorisés à faire de la politique. […] On a longtemps expliqué, que ce n’était que des professionnels »30. Tout est là !
Les experts ont réussi à prendre la place. Parce que s’arrêter à la description d’un citoyen, qui aurait en conscience choisi de s’extraire de la discipline politique serait de toute évidence trop réducteur. Il existe des forces en présence qui imposent l’éloignement de la vigie des affaires publiques.
Il nous semble d’abord essentiel d’interroger notre régime politique fondé sur la démocratie représentative. Lorsqu’on décrit notre fonctionnement politique à l’école, c’est bien de celui dont on parle aux plus jeunes, avec un argument tout simple : c’est plus facile ainsi. Comment voulez-vous avancer dans un pays de 66 millions d’habitants, cinquième puissance mondiale, si chacun doit s’exprimer ! Arnaud Salvini, dans un ouvrage à visée pédagogique sur le fonctionnement de l’Assemblée nationale, insiste sur le fait qu’il est « nécessaire de désigner des représentants du peuple pour exercer le pouvoir. C’est le système politique dit de la démocratie représentative ou démocratie indirecte »31.
Mais pourquoi adjoindre à la démocratie, l’adjectif « représentative » ? La « démocratie représentative » est-elle forcément une démocratie ?
De notre point de vue la réponse est non. Pour l’expliquer, nous pouvons nous appuyer sur les réflexions toujours tranchées de Jacques Rancière qui estime que « la représentation est dans son origine l’exact opposé de la démocratie ». Pourquoi une approche si radicale ? Parce qu’avec cette démocratie participative, le peuple, dans sa multiplicité, n’est plus souverain. Nos représentants se chargent de gouverner. Pour Jacques Rancière, les gouvernements démocratiques n’existent plus. « Les sociétés, aujourd’hui comme hier, sont organisées par le jeu des oligarchies »32, dénonce le philosophe. Une minorité impose ses décisions à une majorité. Pour Rancière, « la représentation […] est, de plein droit, une forme oligarchique, une représentation des minorités qui ont titre à s’occuper des affaires communes. » Penser encore que le peuple est souverain, c’est se bercer d’illusion. Pour lui, « le « pouvoir du peuple » est donc nécessairement hétérotopique (un lieu imaginaire où serait située l’utopie, concept inventé par Michel Foucault en 1967, NDLR) ».
La démocratie représentative est en fait un régime parlementaire qui repose sur le suffrage universel qui n’est pas, selon Jacques Rancière, une « conséquence naturelle de la démocratie ».
L’oligarchie est « le pouvoir de quelques-uns, qui délibèrent entre eux des solutions qu’ils vont imposer à tous », selon la définition d’Hervé Kempf33. Qu’est d’autre un gouvernement, une assemblée nationale ou encore un conseil municipal si ce n’est la possibilité de quelques uns d’imposer des lois à la majorité. Sous le mandat de François Hollande, le plus illustre des exemples est l’application de la loi Travail, imposée grâce au recours à trois reprises de l’article 49-3 de notre constitution, c’est-à-dire, de couper court à tous débats parlementaires, à défaut d’être démocratique, pour engager la responsabilité du gouvernement. Si cela n’est pas une disposition aux mains d’une oligarchie ? Autre exemple souvent évoqué et parfaitement révélateur de la captation du pouvoir par l’oligarchie : le référendum européen de 2005. Les Français souverains votent « non » et trois ans plus tard la France ratifie le « traité de Lisbonne » reprenant pratiquement mot pour mot le texte rejeté.
Le sociologue anglais Colin Crouch, a développé le concept « post-démocratie », pour définir notre régime politique – un glissement de la démocratie vers l’oligarchie :
« Même si les élections existent et peuvent changer les gouvernements, le débat électoral est un spectacle soigneusement contrôlé et géré par des équipes rivales de professionnels experts dans les techniques de persuasion. Le débat porte sur le petit nombre de dossiers sélectionnés par ces équipes. La masse des citoyens joue un rôle passif, voire apathique, en ne réagissant qu’aux signaux qui lui sont envoyés. Derrière le spectacle du jeu électoral, la politique réelle est définie en privé dans la négociation entre les gouvernements élus et les élites qui représentent de manière écrasante les intérêts des milieux d’affaires. »
La « post-démocratie » aurait comme le goût, l’odeur et l’apparence de la démocratie, sans en être une.
La démocratie représentative « moteur de l’immobilisme »
Mais pourquoi s’acharner sur cette pauvre démocratie représentative qui fait ce qu’elle peut ? Parce que reposent dans ces fondamentaux, les bases du délitement.
Pour le penseur Alain Badiou, « la démocratie, sous sa forme parlementaire, interdit tout changement d’ampleur. Le parlementarisme repose sur le principe de l’alternance, c’est-à-dire de l’atténuation nécessaire des éventuelles contradictions vives. Ce cadre implique que les composantes politiques majoritaires acceptent de se laisser pacifiquement la place, l’une après l’autre. »34 Comme l’a constaté le maire de la Somme, David Lefèvre, « notre système fait en sorte que le premier objectif d’un politique est de viser sa propre réélection et pour cela, il doit faire en sorte qu’il n’y ait pas trop de crises. Lorsqu’on sait que tout changement génère de la crise, finalement on ne fait plus rien. C’est un formidable moteur à l’immobilisme ».
Ces réflexions poussent à penser que donner mandat en démocratie, n’est pas acceptable. Cela empêche, in fine toute possibilité d’expression, ou en tout cas la comprime, alors que l’accès à l’information est devenu d’une facilité enfantine, grâce au numérique. Comme le regrette, l’élu local fervent défenseur de la démocratie participative, « la seule possibilité qu’on a aujourd’hui de s’exprimer est de voter pour des personnes. Voter pour des idées est extrêmement rare. La dernières fois qu’on l’a fait, l’avis du peuple n’a pas été suivi (référence au référendum sur le Traité européen en 2005, NDLR). Le citoyen se dit : « Après tout, j’arrête. » Prenez par exemple une réunion de conseil municipal. Il n’y a que deux ou trois spectateurs par réunion et ces spectateurs réglementairement ne peuvent pas prendre la parole. Le citoyen se demande l’intérêt qu’il a à venir si c’est seulement pour écouter, sans influer »35.
Les partis politiques à la barre
Certes, nous pourrions imaginer des règles pour s’assurer que notre système représentatif soit pleinement démocratique, comme les mandats électoraux courts et non renouvelables, le non cumul des mandats ou encore l’interdiction pour les fonctionnaires d’État d’être représentants du peuple. Mais même cela ne suffirait pas. Laisser faire son représentant à sa place, là commence le mal.
Pour David Lefèvre, cela « n’incite pas à s’engager. Aujourd’hui, vous déléguez votre pouvoir pendant 5-6 ans à une personne ou un groupe de personnes. Dans la pratique, on voit que cela est ridicule de penser qu’une personne pour qui on a voté prendra les mêmes décisions que vous, si vous étiez à sa place ». Il en va de même pour les structures politiques, les partis.
Comment devenir des êtres de conscience, si nous laissons une caste décider pour nous. La réappropriation de l’espace politique, passe par l’engagement réel, corporel. L’écologiste Daniel Conh-Bendit aborde cette délicate question dans son ouvrage Pour supprimer les partis politiques :
« Il faut faire passer la politique du domaine de la propriété à celui du logiciel libre, public. Le Printemps arabe l’a prouvé : on n’a pas encore trouvé mieux que la démocratie, malgré les aléas susceptibles de la défigurer. Mais là encore, il ne tient qu’à nous de les repousser en nous comportant comme des sujets politiques autonomes. »36
Les partis politiques sont devenus un frein au moteur de l’innovation démocratique. Cornelius Castoriadis voyait dans les partis politiques « des organisations bureaucratiques, qui prétendent (en fonction d’une idéologie plus ou moins bancale) avoir trouvé le point archimédien pour la transformation de la société ; à savoir, il faut s’emparer de l’appareil de l’État, et tout le reste va suivre ». Pour l’intellectuel, « la solution ne passe certainement pas par les partis politiques tels qu’ils existent ». Castoriadis invite à voir plus grand, car « l’activité politique est nécessairement collective ». Elle ne passe pas seulement par des élections, qui fourniront des hordes de députés et conseillers municipaux. Cornelius Castoriadis prend en exemple l’événement historique qu’a été Mai-68, pour démontrer que « le lieu de la politique est partout. Le lieu de la politique, c’est la société » :
« Quel a été l’événement politique le plus important en France depuis vingt ans, sinon davantage ? C’est Mai 68. Or qui a fait Mai 68 ? Quel est le parti qui a fait Mai 68 ? Aucun. Pourtant, dix ans après, la France est plus marquée par Mai 68 que la France de 1881 ne l’était pas la Commune. »
Même si Jean-Luc Bennahmias, ancien secrétaire national des Verts, ne considère pas que le désintérêt pour la politique vient des partis, il a conscience de la portée limitée de cette « institution ». Le parti « est là pour prendre le pouvoir et gérer la société. Une formation politique n’est qu’une machine à conquérir le pouvoir »37. La démocratie n’est pas le souci du parti, loin de là. Surtout lorsque lui-même n’est pas exemplaire. La démocratie interne dans un parti n’existe quasiment pas. Le regard de l’ancien député européen est intéressant, du fait de la création récente de l’Union des démocrates et écologistes (UDE), aux côtés de l’ancien écolo et membre du gouvernement, Jean-Vincent Placé :
« Le monde politique ne permet absolument pas qu’un parti soit totalement démocratique. C’est impossible. […] Un exemple : vous êtes en alliance avec d’autres formations, avec qui vous devez passer des compromis. Vous refaites descendre les compromis passés avec vos alliés dans votre propre formation ? Dix ans après, vous y êtes encore. […] Réunir une dizaine de personnes en leur disant « vous allez tout décider », ne peut pas permettre l’émergence d’action. »
Ce qui constitue la crise que nous vivons, ce n’est pas le fait que cela soit mis en place, puisque c’est le cas depuis des décennies, mais bien le fait que la population, de plus en plus éduquée, s’en aperçoive. Les fêlures du système partisan sont mises à nu. Jean-Pierre Mignard, intime de François Hollande et membre du conseil national du Parti socialiste, constate « la qualité médiocre de la vie politique interne des partis. Par leur baisse de recrutement, par leur déficience organisationnelle et leurs compétitions internes mettant en danger leur existence même et leur réputation auprès des citoyens »38.
On peut le nier et continuer de défendre le cumul des mandats pour les politiciens, parce que « les entités durables sont essentielles en démocratie », comme ose le défendre Bernard Manin, historien et directeur de l’École des hautes études en sciences sociales, en mai 2015, lors d’une audition à l’Assemblée nationale. Pour lui, comme pour tous les défenseurs du système établi, « il n’y a pas de crise du système démocratique. L’absentéisme s’est accru, mais c’est une abstention intermittente. Les électeurs votent si l’enjeu est important et si l’élection s’annonce serrée. […] Le problème c’est le discrédit du personnel politique ; une classe fermée, préoccupée par ses intérêts ». Ou comment ne pas remettre en cause l’oligarchie excluante, mais les acteurs du système.
Circulez, il n’y a rien à voir. Le citoyen, n’a pas besoin d’être plus que cela impliqué dans les choix publics.
Cette tentation de ne pas davantage impliquer le citoyen est bien ancrée dans notre classe politique. Même Jean-Luc Bennhamias, issu de la mouvance libertaire, prétend, tout en le regrettant, être « sûr et certain que le citoyen s’en fout complètement » d’avoir « davantage de démocratie ». Si le peuple souverain perd du terrain, qui reste-t-il pour prendre les décisions ? Les experts ! Cette volonté de laisser faire les techniciens est ancienne et bien construite.
Une oligarchie au service de quoi ?
On cite souvent Nicolas Machiavel et son ouvrage Le prince, pour évoquer le cynisme en politique. Mais pourquoi remonter si loin dans notre histoire, alors qu’il existe des théoriciens modernes, avec des modes de pensées et des stratégies toujours à l’œuvre.
Edward Bernays, neveu de Sigmund Freud, mais surtout considéré comme le père de la manipulation des masses et des relations publiques, a écrit Propaganda en 1928. Son obsession était de donner des clés aux puissances, entreprises essentiellement, pour leur permettre de ranger l’opinion à leurs causes.
D’un cynisme froid, il veillait à nous rendre mouton, à nous « zombifiéer ». Selon ce théoricien « la manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique ». Edward Bernays était convaincu que ceux qui possédaient le pouvoir de manipuler, formaient alors « un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays ». Le publicitaire l’avoue, « dans la vie quotidienne, […] de fait nous sommes dominés par ce nombre relativement restreint de gens […] en mesure de comprendre les processus mentaux et les modèles sociaux des masses. Ce sont eux qui tirent les ficelles […]. Nous ne réalisons pas, d’ordinaire, à quel point ces chefs invisibles sont indispensables à la marche bien réglée de la vie collective. »39
L’Américain, d’origine autrichienne, était persuadé du bien fondé de son œuvre auprès des puissants, parce que « même s’il arrive que les instruments permettant d’organiser et de polariser l’opinion publique soient mal employés, cette organisation et cette polarisation sont nécessaire à une vie bien réglée ». L’ordre au détriment du pari de l’intelligence. De toute façon pour Edward Bernays, le peuple agit en meute et il suffit d’« excitez un nerf à un endroit sensible, et vous déclencherez automatiquement la réaction d’un membre ou d’un organe précis » :
« Les sociologues sérieux ne croient plus […] que la voix du peuple exprime une volonté divine ou une idée remarquable de sagesse et d’élévation. La voix du peuple n’est que l’expression de l’esprit populaire, lui-même forgé pour le peuple par les leaders en qui il a confiance et par ceux qui savent manipuler l’opinion publique, héritage de préjugés, de symboles et de clichés, à quoi s’ajoutent quelques formules instillées par les leaders. »
Le monde tel que dépeint par l’habile Edward Bernays, ne fait pas rêver et même agit comme un répulsif ! Pourtant, il ne fait que décrire des mécanisme encore à l’œuvre aujourd’hui. Des « dirigeants invisibles » nous contrôlent et « façonnent à leur guise nos pensées et nos comportements. »40 Vous avez dit démocratie ?
Des « corps » exercent bien une « autorité », sans le consentement de la « nation », du peuple souverain, pour reprendre les mots de la Constitution.
Peut-on redresser la barre ou au contraire, comme le suppose Rayond Aron, « on ne peut pas concevoir de régime qui, en un sens, ne soit oligarchique »41?
S’il en croit Edward Bernays, Aron avait vu juste. « La propagande ne cessera jamais d’exister. Les esprits intelligents doivent comprendre qu’elle leur offre l’outil moderne dont ils doivent se saisir à des fins productives, pour créer de l’ordre à partir du chaos. »42
Voilà un constat qui fait froid dans le dos. La belle utopie, à jamais restée au placard des idées.
La simple lecture de Bernays suffit à comprendre le temps et l’énergie passés par ces « gouvernement invisibles » pour nous empêcher de penser, de comprendre et de proposer un modèle différent.
Nous pouvons mettre des noms sur ces puissances. Nous pourrions commencer par celui de « capitalisme ». Penser la manipulation des masses et l’asservissement pour le compte des « invisibles », n’est plus seulement une pensée d’activistes de gauche, mais revient à commencer percevoir les coulisses de ce décor. Le penseur, Alain Badiou, met les pieds dans le plat. Pour lui, nos démocraties représentatives à la sauce Bernays, favorisent pleinement l’accroissement des richesses. Alain Badiou l’affirme, « un grand Autre – autre que le grand Autre divin – […] se dissimule dans la démocratie représentative. Je soutiens que ce grand Autre, c’est le capital ».
« Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu de démocratie parlementaire ailleurs que dans un pays où le capitalisme a franchi un certain seuil de développement. Cela me fait dire, poursuit Alain Badiou, que la Chine finira bien, un jour, par découvrir les vertus du régime démocratique, beaucoup plus approprié au développement capitaliste que le pesant système bureaucratique. De manière générale, depuis l’effondrement des États socialistes, nous assistons partout dans le monde à une fusion quasi totale entre les puissances économiques et les prétendus « représentants » politiques […]. »43
Le plébiscite du régime autoritaire
C’est ce que constate Hervé Kempf : « le capitalisme s’était toujours, durant son essor, associé à la démocratie : le libéralisme économique était frère du libéralisme politique. »44 Et s’il parle au passé, c’est que l’essayiste, observe qu’« aujourd’hui, la disjonction entre les deux phénomènes est de plus en plus nettement affirmée ». Inexorablement, l’oligarchie au pouvoir grâce aux urnes, revendique le droit à davantage.
Pour illustrer ses dires, l’auteur cite Thomas Friedman, éditorialiste d’obédience centriste du New York Times : « Une autocratie gouvernée par un parti unique présente certainement ses défauts. Mais quand elle est dirigée par un groupe de gens raisonnablement éclairés, comme c’est le cas en Chine aujourd’hui, elle peut aussi avoir de grands avantages. C’est qu’un parti unique peut imposer des politiques difficiles à faire accepter mais essentielles pour faire avancer une société dans le XXIe siècle ». Pour Kempf, « l’aveu » est « de moins en moins gêné de la nécessité de contourner ou de se passer de la démocratie ». Un lâcher-prise avec l’idéal démocratique, emporté par le pragmatisme.
L’ancien bras droit de François Bayrou pose la question : « Comment gérer des villes de plus de 30 millions d’habitants ? Comment gérer de façon démocratique ces cités ? Même en dictature, c’est difficile » Pour l’ancien élu européen « cela demande forcément, a minima, un régime d’une autorité extrême. Je ne dis pas que c’est bien. Au Brésil, Lula et après Rousseff, sont entrés militairement dans les bidonvilles, avec l’armée et des tanks, pour que la puissance des gangs ne soit pas exponentielle. Parce que dans un schéma démocratique, évidemment il n’y a pas que des gentils. »45 L’homme politique français, assume « un discours totalement horrible », mais « d’un réalisme total ». Et alors on voit fleurir les idées de « dictature bienfaisante », demandée par certains éditorialiste français au moment des émeutes en Grèce.
Et l’idée se propage jusque dans l’« opinion », si ce n’est dans le peuple. Dans un sondage Ifop46, 67% des sondés se disaient favorables à l’installation d’un gouvernement technocratique non élu pour engager des réformes impopulaires. 40% de ces mêmes Français souhaitaient l’arrivée d’un gouvernement de type autoritaire.
Pourquoi une telle brutalité ? Parce que tous sont persuadés que l’électeur est irrationnel et que la démocratie serait une réalité l’arme du suicide collectif. En 1942, dans son livre Capitalisme, socialisme et démocratie, Joseph Schumpeter ne disait pas autre chose quand il prétendait que « le citoyens typique, dès qu’il se mêle de politique, régresse à niveau inférieur de rendement mental […], il redevient un primitif. » Pour le célèbre économiste, « la masse électorale est incapable d’agir autrement que les moutons de Panurge ». Certainement bien aidée par les entreprises conseillées par le gourou Edward Bernays… Un bon régime dictatorial serait parfois plus intéressant pour le peuple lui-même, sans qu’il en soit conscient. Shumpeter prend l’exemple du gouvernement de Napoléon qu’il est permis « de qualifier de dictature militaire » :
« Une des nécessités politiques les plus pressantes de l’heure consistait dans une constitution religieuse destinée à remettre de l’ordre dans le chaos légué par la Révolution et à ramener la paix dans des millions d’âmes. […] Il est difficile de voir comment un tel résultat aurait pu être réalisé par des méthodes démocratiques. »
Le grand problème du politique est qu’une fois élu, il ne sent plus représentant ou porte-parole de ses électeurs, mais détenteur du pouvoir. Le vice est là et devient dangereux lorsqu’aux oreilles des politiciens soufflent les héritiers d’Edward Bernays. La démocratie représentative n’est pas un rempart suffisant à la dictature sous toutes ses formes, pis elle en contient certainement les germes.
IV- Les Raisons d’espérer
Une révolution déjà en place
Heureusement, des exemples contemporains donnent tort à ces penseurs et théoriciens de la confiscation du pouvoir.
Prenons le temps d’en développer quelques uns. Dans la Drôme, au sud de Valence, un village a renversé l’organisation pyramidale de la vie publique : un maire qui décide de tout, pour tout le monde. À Saillans, les quelques 1 200 habitants « ont tous été élus du premier tour »47. Pour écarter le maire sortant, une liste collégiale a été formée, sans programme, en 2014, lors de l’élection municipale. Tous, se sont réappropriés la cité. La liste citoyenne, a imaginé un fonctionnement qui permet, dans l’absolu d’exclure le maire, avec des assemblées participatives, une à deux fois par an, des commissions régulières d’habitants pour prendre des décisions mineures et des référendum en cas d’absence de consensus. « Notre démarche repose sur l’expertise d’usage des habitants. Chacun est expert de sa rue, de son village », confie une élue en charge de la jeunesse, à Reporterre48.
Longtemps avant Saillans, une forme d’autogestion municipale avait émergé dans le Doubs, dans le village de Vaudoncourt. Les 800 habitants s’étaient lancés dans cette dynamique participative au début des années 1970. Depuis des décennies, les habitants ont bâti leur cité, sans laisser la possibilité de gouverner à seulement quelques-uns. En plus des différentes instances mises en place pour continuellement co-construire le village, à Vaudoncourt, les habitants peuvent prendre la parole en séance du conseil municipal49. Une pratique impossible ailleurs, au grand dam du maire de Friville-Escarbotin, qui fait tout pour instaurer une démocratie horizontale50.
Ça change du discours des Shumpeter et autres Bernays ! Aujourd’hui, ces villages fonctionnent toujours de la sorte, à voir, si cela va perdurer.
Voilà deux exemples parfaits d’un projet révolutionnaire, au sens où son fonctionnement est très loin du système clanique, laissant les rênes du pouvoir au seul maire. Comme le souligne Cornelius Castoriadis « révolution ne signifie pas des massacres, des rivières de sang, l’extermination des Chouans ou la prise du Palais d’Hiver ».51 Dans ces exemples vivants, chaque citoyen a la possibilité de participer à l’élaboration des lois pour la communauté.
Le maire de Friville-Escarbottin, David Lefèvre, souhaite lui aussi une généralisation de cette « prise de conscience collective » qui « passera par une révolution sociétale »52.
A une échelle bien plus grande, un collectif s’était levé à Marseille, en vue de l’élection municipale de 2014. Une liste emmené par le célèbre Pape Diouf, ancien président de l’OM, était basée sur ce désir de plus de démocratie. Un vœu pieux à Marseille ? Pas tellement, la liste du mouvement Changer la donne a réuni 6% des suffrages exprimés, en 2014. Pierre-Alain Cardonna, qui a dirigé cette campagne électorale, en garde une grande fierté. D’abord, parce que « c’est la première fois qu’il y avait des candidats qui ne sont pas issus du monde politique »53. 80 % des personnes présentes sur les listes de Changer la donne, n’étaient issus des rangs des partis. Les autres, à l’image de Pierre-Alain Cardonna voulaient les renverser. Malgré cet « amateurisme », en quelques mois « on a démontré qu’on savait gérer une campagne ». Alors que présenter des listes à Marseille est un pari que seuls les plus fous peuvent relever, sans appui logistique d’une structure partisane. Pour conquérir le siège du maire, il faut présenter huit listes, avec chacune des comptes de campagne séparés ; Marseille étant découpée en secteurs, composés chacun de deux arrondissements. Avec Paris et Lyon, c’est une des villes les plus difficiles à conquérir en France et pourtant un tel mouvement a été possible.
Le remède primaire
Cette demande de plus d’implication de la part des populations devient si persistante et légitime que les institutions renouvellent leurs modes d’organisations. D’abord, les partis politiques, tellement délégitimés et inopérants, ont dû inventer le système des primaires pour redonner de la force au candidat issu de leurs rangs. Une bouffée d’air frais tellement nécessaire que le parti gaulliste qu’était l’UMP et maintenant Les Républicains, s’est plié à cette nouvelle règle.
Mais le premier à le mettre en place en France, c’est bien le parti de la rose, en 2011. Avec près de trois millions de votants, François Hollande est sorti vainqueur et est devenu président de la République. Plus tard le PS a expérimenté cette nouvelle formule a l’échelle municipale, dans la deuxième ville du pays. « Marseille va être la principale ville de France où il y aura une primaire à gauche. Ça sera un laboratoire pour d’autres primaires municipales », disait Jean-Pierre Mignard, alors porte-parole de la Haute autorité du PS, au moment de son lancement en juin 201354. À l’issue du scrutin, le député socialiste Patrick Mennucci était sorti victorieux avec 57% des suffrages en sa faveur. Près de 24 000 Marseillas avaient alors pris part au vote. Cette forte mobilisation a permis une chose : éviter les tours de passe-passe bien connus sur le Vieux-port. Le temps des bourrages d’urnes et l’époque où les morts avaient le droit de vote se sont vus balayer. Ce qui était possible avec 2 000 militants ne l’était plus avec 24 000 votants. Pour Patrick Mennucci la primaire représentait « un dispositif loin des baronnies, loin des fausses cartes et des complaisances ». Avec cet assainissement des partis et une nouvelle appropriation populaire de la chose publique, les primaires sont certainement le premier remède à la défiance politique. En 2013, Jean-Pierre Mignard était même favorable à ce que « les primaires en politique figurent dans la loi de la République ». En 2017, l’avocat au barreau de Paris, estime toujours que « c’est un progrès pour les citoyens », mais ne sait pas déterminer si elles « correspondent à un progrès voulu ou contraint » du fait de la médiocrité des organes partisans. Pour lui, en plus d’être une avancée démocratique, elles sont surtout « le cache-misère des partis »55.
En plus des partis, les institutions publiques recherchent également une nouvelle légitimité démocratique grâce à la participation citoyenne. Avec quel outil ? Le numérique.
Le « civic tech », un renouveau démocratique
2014 est l’année de la première loi façonnée par les citoyens via une plate-forme numérique participative. Le projet de loi pour une république numérique porté par Axelle Lemaire proposait de contribuer à la rédaction de la loi sur un site dédié. Toutes celles et ceux qui souhaitaient apporter leur éclairage, leur proposition, donner leur avis en avait la possibilité. Un amendement rédigé sur la plate-forme est passé à l’Assemblée nationale sans aucune retouche. Voici un symbole portant à son paroxysme l’accès direct aux institutions permis par l’outil numérique.
« Pour la loi numérique, nous avons construit un processus unique où même les lobbys devaient utiliser la plate-forme. C’est primordial, il n’y a pas une voie royale opposée à celle des citoyens lambdas », témoigne Thibault Dernoncourt, Directeur conseil de Cap Collectif et militant d’une démocratie transparente et horizontale56.
« On est convaincu qu’on est arrivé au bout d’un système dans la démocratie comme partout ailleurs. Et tout le monde s’en rend compte, dans les collectivités comme dans le monde du travail. La gouvernance avec des structures pyramidales, hiérarchiques, avec un grand chef qui décide pour tout le monde, a déjà montré ses limites. On est déjà en train d’essayer de monter des nouveaux processus au domaine démocratique », appuie Thibault Dernoncourt lors du 28e forum de la communication publique et territoriale. Son entreprise intervient auprès des collectivités pour structurer la vie démocratique avec des applications pour réaliser des consultations, des budgets participatifs, des appels à projet, des boites à idées, des questionnaires, des interpellations publiques. Pour Thibault Dernoncourt, un des exemple d’utilisation le plus intéressant est lorsqu’un parlementaire « publie ces propositions de loi en amont, avant de les proposer à l’Assemblée et demande aux citoyens : »Est-ce que mes propositions sont bonnes, est-ce que vous en avez d’autres ? ». » Le but de ces entrepreneurs-militants d’une démocratie du XXIe siècle ? Faire le pari du collectif.
Les collectivités territoriales sont de plus en plus nombreuses à expérimenter la plate-forme ou d’autres solutions de « civic tech », expression à la mode pour désigner les technologies à usage démocratique. Nathalie Appéré (PS), la maire de Rennes a fait appel à l’entreprise pour mettre en œuvre sa « Fabrique citoyenne », promise pendant la campagne de 2014. Elle est composée de plusieurs budgets participatifs à gérer par les citoyens. En 2016, plus de 30 clients, collectivités ou ONG ont fait appel aux services de Cap Collectif. Les collectivités territoriales sont de plus en plus curieuses. Le discours pour une démocratie participative, ouverte et transparente grâce aux outils numériques s’impose peu à peu dans les campagnes électorales. Comme à Grenoble où le maire Eric Piolle (EELV) a communiqué sur ce thème aux municipales de 2014 et s’est exécuté en mettant en place des budgets participatifs et de nombreuses consultations.
Avec les outils numériques et une communication adéquate, le citoyen peu reprendre sa place, au plus haut de la tour de contrôle. Camille Estesse, chargée de communication à la métropole de Rennes, a remarqué une forte participation des agents des services municipaux dans le programme Fabrique citoyenne. La plate-forme a libéré la parole et l’expertise précieuse d’expert non mobilisés d’ordinaire parce qu’étouffée hiérarchiquement.
Mais « attention, il faut des projets structurants et mobilisateurs où il y a une réelle marge de manœuvre pour la décision finale, prévient Camille Estesse. Ça ne marche que si une volonté politique forte appuie la démarche et qu’on ne l’utilise pas comme gadget. L’outil ne fait pas tout ». Les interlocuteurs de l’atelier « J’ai co-construit la loi numérique », insiste également sur le fait que c’est un nouveau moyen mobilisateur qui ne remplace pas les réunions physiques, c’est un plus à mobiliser lorsque lors d’une situation idoine.
« Le réveil de la »politique de la rue » »
Alors que des discours nous assurent que le monde est entré dans l’ère de la dépolitisation, ces exemples appellent à la nuance et à l’espérance.
Une prise de conscience des peuples à s’occuper de la res publica, qui s’est fait au niveau mondiale avec cette vague de fronde politique qui a déferlé en janvier 2011 : les révolutions arabes. D’abord Tunis, avec l’immolation par le feu d’un vendeur ambulant, puis toutes la capitale du monde, avec une chasse aux dictateurs d’une rare violence. Des « mobilisations inattendues » et « apparemment inépuisables ». Pour Albert Ogien et Sandra Laugier, « le réveil de la »politique de la rue » a changé la donne »57.
De puissants changements certainement rendus possibles par le « grand remplacement », générationnel. En effet, comme l’a constaté le grand-reporter Christophe Deroubaix aux États-Unis, la génération qui arrive est porteuse de tous les espoirs.
Selon ce journaliste, les Millenials « ont été vaccinés par la plus grande crise économique de ces cinq dernières années. On les croyait le nez collé sur leur écran, ils se pointent à la fenêtre du monde »58. Une nouvelle génération combinée à une farouche volonté d’innovation des classes populaires proposent un contre-projet à la mondialisation imposée. Toute une « France périphérique »59 se libère devant un manque de considération. Comme le démontre Christophe Guilly, « les classes populaires ont entamé un long processus de désaffiliation politique et culturelle ». Nous assistons au « grand marronnage » (Guilly fait référence aux esclaves qui ont fuit les plantations). La classe populaire ne remet plus son destin aux mains de partis politiques et bouscule l’ordre organisé depuis des décennies, elle propose une société alternative, reconstruisant des « lieux tiers » et des économies locales. Ce qui souvent paraît comme un désintérêt politique manifesté par une abstention massive est en réalité un cri de colère.
Le citoyen n’a plus besoin d’être pris par la main en étant représenté. Il veut s’exprimer, malheureusement dans un cadre démocratique étriqué qui n’a pas été pensé à cet effet. Un monde nouveau veut émerger.