« Une formation politique n’est qu’une machine à conquérir le pouvoir »

Jean-Luc Bennahmias, co-président avec Jean-Vincent Placé, de l’Union des démocrates et écologistes (UDE), membre du conseil économique et social, ancien député européen, vice-président du Mouvement démocrate et secrétaire national des Verts. (Entretien réalisé en janvier 2016).

Quel est l’intérêt d’un parti politique dans un système comme le nôtre ?
Les gens sont organisés autour de valeurs communes. Ils sont coordonnés et ont un but commun.

Vous ne le voyez pas comme une plateforme d’émancipation ou d’éducation du citoyen ? Ce n’est qu’une machine à conquérir le pouvoir ?
Une formation politique n’est qu’une machine à conquérir le pouvoir.

Les militants fuient justement les partis parce que leur seul intérêt est de distribuer des postes ou de conquérir le pouvoir. Ces mêmes militants demandent à avoir un laboratoire de formation de la pensée avec un fonctionnement interne démocratique. N’y a-t-il pas là l’explication du désintérêt pour les partis politiques ?
Le désintérêt des partis politiques vient principalement du fait qu’il y a un grand décalage entre le programme présenté par un parti politique et la réalité une fois la prise du pouvoir effective. Prenons l’exemple de l’arrivée de François Hollande à la tête de l’État. Il avait défini ce que pourrait être une vraie réforme fiscale dans ce pays. C’est ce qui rend Thomas Piketty [économiste, auteur du best-seller Le capital au XXIe siècle, NDLR] extrêmement hargneux vis-à-vis de François Hollande. La relation était allée très loin entre-eux, je pense, notamment sur la fusion de la CSG et de l’impôt sur le revenu. Bilan des courses, rien n’a été mis en œuvre.

Est-ce que vous considérez que le fonctionnement d’un parti politique peut être démocratique ?
Le monde politique ne permet absolument pas qu’un parti soit totalement démocratique. C’est impossible. Les réactions qu’il doit avoir face à l’actualité, ne permettent en aucun cas à un leader politique de faire part de sa position à l’ensemble de la formation. Par exemple, quand l’État français décide l’état d’urgence, vous pouvez discuter après, mais le jour où s’est annoncé, vous dites « oui » ou « non ». Vous ne demandez à personne son avis, parce qu’il faut répondre tout de suite. Avant de prendre une décision, il faudrait réunir le conseil national, les délégués de ceci, les délégués de cela. C’est impossible. C’est tout autant valable pour une association.

Quand on regarde le fonctionnement d’un parti comme Podemos en Espagne, on s’aperçoit qu’il semble avoir réussi l’émergence d’idées de la base, vers l’exécutif du parti. On ne le trouve pas vraiment dans nos partis français…
Malheureusement ! Je vais vous donner un exemple qui n’est pas le plus abouti : Nouvelle donne en France, s’est créée sur cette base-là. Mais aujourd’hui, en aucune manière, je pense que Podemos doit respecter cet aller-retour avec la base dans une gestion municipale, comme à Madrid et Barcelone. Cela voudrait dire que le parti politique est supérieur à la majorité politique qui a été créée pour gouverner, alors qu’il y a des alliances avec d’autres. Un exemple : vous êtes en alliance avec d’autres formations, avec lesquelles vous devez passer des compromis. Vous refaites descendre les compromis passés avec vos alliés dans votre propre formation ? Dix ans après, vous y êtes encore.
Prenons l’exemple de l’UDE. Dans ses statuts, il n’y a pas la volonté à ce que le militant de base puisse agir sur la direction ne manière totale. Plus le niveau est local, plus le point de vue national doit être souple. Plus on arrive à des réflexions nationales, européennes ou mondiales, plus c’est au bureau exécutif national de décider. Mais si une direction nationale doit être licenciée, les militants votent et la licencient. J’ai toujours défendu ça chez les Verts, quand j’étais secrétaire national. Certains me disaient : « T’as pris une décision la semaine dernière… » Je leur disais : « Mais si vous n’êtes pas content, vous êtes souverains. Vous pouvez me virer. » Ce qu’il ne faisait pas d’ailleurs.

Mettre trop de démocratie dans un parti politique peut nuire à son action ?
Cela empêche toute possibilité d’action. Si vous devez réagir, aux risques d’attentats en réunissant l’ensemble du gouvernement avant de prendre des décisions lors du 13 novembre, ça risque de mal se passer. Après, il faut faire valider les décisions prises par le conseil des ministres et par l’Assemblée nationale dans les jours qui suivent, d’accord. Mais dans l’immédiat, la chose est impossible.

Prenons l’exemple de Marseille. En 2014, pour les élections municipales, un collectif citoyen, les Gabians, dénonçait les projets pharaoniques du maire Jean-Claude Gaudin, les « éléphants blancs », etc. Il devait y avoir une quinzaine de porte-paroles…
C’est l’exemple parfait. J’avais fait la même chose quand j’étais dans une autre ville à Noisy-le-Grand. Réunir une dizaine de personnes en leur disant « vous allez tout décider », ne peut pas permettre l’émergence d’action.

Et pourtant c’est ce genre d’initiatives qui donne envie au citoyen de s’investir…
Je ne suis pas sûr que le citoyen veuille davantage de démocratie. Je suis sûr et certain que le citoyen s’en fout complètement.

Si le politique est si mal-aimé n’est-ce pas lié au fait que le citoyen se sent mis de côté ? Il ne sert à rien et le sait.
S’il crée une association sur tel ou tel sujet, il peut intervenir, à condition qu’il ait mis la puissance nécessaire de représentation et de validité de ce qu’il propose. C’est le phénomène Nimby [not in my backyard, pas dans mon jardin, en français, NDLR]. Si l’association s’appuie sur une majorité de personnes autour d’elle et est suffisamment solide pour s’opposer à un projet, il ne se fait pas. Croire que le citoyen veut décider de tout, cela fait très longtemps que je n’y crois plus. Quand j’étais plus jeune, j’étais partisan de l’autogestion, ce que je peux être parfois encore. Un exemple : dans une cage d’escalier, une ampoule manque. Je fais confiance au président de l’association de la cage d’escalier pour changer l’ampoule, choisir la marque et l’ampérage de l’ampoule. Si vous devez réunir tout le monde pour changer l’ampoule, on n’y arrive pas.

On ne pourrait pas faire fonctionner un pays de 64 millions de personnes avec une forme d’autogestion ?
Non, c’est pour ça qu’on a inventé les élections. Quand ils ne sont pas contents, ils votent. Mais il y a une telle déconnexion entre le programme des candidats et leur application une fois au pouvoir, que cela décourage à terme le citoyen d’aller voter.

Est-ce que ce système de démocratie représentative vous convient ?
Oui. Il me convient. Le citoyen lambda peut voter pour changer. L’exemple des Balkany à Levallois-Perret est terrible. Les habitants de Levallois votent Balkany. Monsieur et madame sont condamnés à une peine d’inéligibilité pendant 5 ans. Levallois, ville de droite, vote pour un RPR, à l’époque. Ce nouvel élu prend la place de Balkany et gère la ville tout aussi bien, et certainement de façon moins magouilleuse. Balkany revient après 5 ans, et que font les citoyens de Levallois, alors que le maire sortant se représente ? Ils revotent Balkany.
C’est assez désespérant de la part de la population. Je ne crois pas aux valeurs morales et éthiques de l’ensemble des citoyens. Ce n’est pas la valeur suprême. Élection après élection, vous voyez toujours les mêmes, c’est un peu embêtant. Quand vous regardez les sondages pour savoir qui va rénover la vie politique, en dehors d’Emmanuel Macron qui est un peu jeune, vous tombez sur Juppé ou Bayrou. Mélenchon a beau être critiqué, assassiné, être lui-même extrêmement agaçant, pour autant, sondage après sondage, il est toujours à 10-11 %, comme la dernière présidentielle. Bayrou a beau être ridiculisé, ne plus avoir de formation politique adéquate, il est toujours à 9-10 %. Juppé a beau avoir été éliminé par la justice, largement combattu en France, monsieur « droit dans ses bottes » et tout d’un coup les Français pensent que Juppé est l’homme de la situation.

Ça ne servirait à rien de faire émerger de nouveaux partis en France, à la Podemos, à la Syriza ?
Si on pouvait rajeunir, ce qui arrivera un jour, les personnalités mises en avant, ce serait très bien.

Ça ne servirait qu’à rajeunir le casting, sans pouvoir changer la grille de lecture ?
C’est ce que fait Hollande dans son gouvernement. Il fait de la couleur, de la diversité, de la jeunesse.

On ne peut pas peser sur le cours des choses… C’est très défaitiste comme point de vue.
C’est d’un pragmatisme total, mais ça ne vous surprendra pas de ma part. Croire qu’un seul pays peut mettre en place le nécessaire sur le plan des finances publiques, du social, c’est du baratin. C’est d’ailleurs pour ça, lorsque j’étais encore parlementaire européen, que la seule solution que je voyais, c’était l’augmentation au minimum par cinq du budget européen. Et là, j’étais en phase avec Dany [Daniel Cohn Bendit, NDLR]. J’ai perdu.

Si l’Europe fonctionne si mal, n’est-ce pas dû au fait qu’on soit allé trop loin dans l’Europe. Que c’est impossible avec ce système supra-national d’aboutir à une vraie démocratie ; de mettre en œuvre ce que les peuples veulent vraiment ?
Non. C’est ce qu’on appelle le fédéralisme. Par exemple, je débattais avec mes amis de gauche qui étaient contre l’OMC. Je disais : « Non, vous avez tort. Il faudrait arriver à une organisation mondiale du commerce, comme il faudrait une organisation mondiale de l’environnement. » Lors de la Cop 21, il y a un accord signé internationalement, il vaut ce qu’il vaut, mais c’est le meilleur qu’on n’ait jamais eu. Autant s’en féliciter. C’est comme ça qu’on peut bouleverser un peu les choses. A l’inverse, des gens prétendent que c’est au niveau local que tout va se décider. Bon très bien… ça c’est Rabhi [essayiste, agriculteur biologiste, à la tête du mouvement Colibri, NDLR].

Vous ne croyez pas à l’émergence de cellules locales qui pourraient tout d’un coup influer et changer le cours des choses ?
Je vais encore faire un discours totalement horrible, d’un réalisme total. Je pense que plus il y aura de mégalopoles dans le monde, plus la gestion de celles-ci sera d’une complexité absolue. Comment gérer des villes de plus de 30 millions d’habitants ? Ça demande forcément, a minima, un régime d’une autorité extrême. Comment gérer de façon démocratique ces cités ? Même en dictature, c’est difficile. Il faudrait un état d’urgence permanent avec une présence militaire permanente. Je ne dis pas que c’est bien. Au Brésil, Lula et après Rousseff, sont entrés militairement dans les bidonvilles, avec l’armée et des tanks, pour que la puissance des gangs ne soit pas exponentielle. Parce que dans un schéma démocratique, évidemment il n’y a pas que des gentils.

Donc il faudrait s’accommoder d’un peu de main forte ?
J’appelle ça gentiment de l’autorité. Ce qui évite pour moi de passer à l’autoritarisme supérieur. Un autre exemple, moi qui suis pourtant adhérent de la Ligue des droits de l’homme et qui hier manifestais contre l’État d’urgence, maintenant je ne vais pas manifester. Si l’État d’urgence était à plein temps et défini comme une marque normale de la vie en société, je me battrais contre. Mais qu’il y ait l’État d’urgence sur une période donnée après les attentats, en plus extrêmement soft, définie par le pouvoir, me paraît normal. Oui, le risque qu’il y ait de nouveaux attentats dans les semaines, les mois ou les années à venir est égal à 100 %. Est ce que l’État d’urgence permettra de tous les éviter ? Sûrement pas.

Arrêtons-nous un instant sur le mode de rémunération des partis politiques. Ne favorise-t-il pas les grosses machines au détriment des petits mouvements ? En sachant que pour des législatives, par exemple, à chaque fois qu’un électeur vote pour une formation politique 1,5 euro va dans la poche du parti pendant 5 ans. Mais pour commencer à percevoir, il faut 50 candidats du même parti qui obtiennent 1,5 %. Cette règle vous paraît-elle normale ?
Oui totalement. Quand on a démarré les Verts, ça nous a coûté cher. Oui, il fallait payer de notre poche. Si ce que vous représentez obtient un écho certain, vous devenez comme les Verts – après ils se débrouillent très bien pour se casser la gueule régulièrement mais ça c’est leur histoire interne, leur mode de penser. Évidemment dès que vous faites 30 %, vous rapportez plus d’argent que quand vous faites 1,5 %. Mais quand vous faites 1,5 %, vous commencez déjà à avoir un potentiel.

Comment pouvez-vous dire que cette règle de rémunération est juste et bonne démocratiquement ?
Avant, on payait tout de notre poche. Avant 1995, il n’y avait aucun système. Le financement de l’époque, était un financement de malettes arrivant de grandes entreprises, publiques et privées, qui permettaient de financer les partis politiques. Avec des appels d’offres truandés. C’est la triste réalité. A l’inverse le système américain est complètement fou parce qu’il n’y a aucune limite dans le financement. Donc le financement est entre les mains des grandes puissances financières. Ou de ceux qui sont déjà eux-mêmes puissances financières.

J’ai envie de terminer sur une question ouverte concernant le désamour du politique qui est à peu près au même niveau que celui du journaliste…
Il doit effectivement avoir un point d’écart. C’est un peu embêtant pour moi qui ai été les deux (rire).

… Comment voyez-vous l’avenir démocratique de notre pays et de l’Europe que vous connaissez bien ?
Je défends l’idée qu’en période de difficultés structurelles dans lesquelles nous sommes, il y a besoin d’une large union démocratique et qu’on arrête de baratiner sur des divergences, certes historiques mais qui n’ont plus beaucoup de vérité aujourd’hui sur la façon de gérer une commune, la façon de gérer un État. Tout ça demande des majorités qu s’accordent sur des valeurs démocratiques, même s’il sont du centre, de droite, de gauche, écolo ou je ne sais pas quoi. On n’est pas en période de crise tout le temps, mais là, la crise est gigantesque.