INTERVIEW. Un an des Gilets jaunes : « Je ne connais pas d’équivalent dans l’histoire », assure l’historienne Ludivine Bantigny

Manifestation des Gilets jaunes à Rouen pendant l’acte VIII.

À l’occasion du premier anniversaire des Gilets jaunes, l’historienne et maître de conférences à l’université Rouen Normandie Ludivine Bantigny, spécialiste de Mai-68 et plus largement des mouvements insurrectionnels, a accepté de partager ses analyses sur un mouvement inédit dans notre histoire pour lequel elle éprouve de « la sympathie ». Selon elle, pour que cette gronde puisse tenir, les Gilets jaunes devront participer massivement à la journée syndicale du 5 décembre. Ludivine Bantigny a notamment participé au livre collaboratif publié au Seuil, en janvier 2019, Le fond de l’air est jaune.

« Beaucoup sont déterminés à célébrer ce premier anniversaire »

Depuis la parution du livre Le fond de l’air est jaune en janvier, votre regard a-t-il évolué sur le mouvement des Gilets jaunes ?
Durant les toutes premières semaines, comme beaucoup, je voyais ça comme un mouvement qui pouvait avoir des relents poujadistes, où l’extrême droite était très implantée. Mon regard a véritablement changé à partir de tout début décembre. Depuis, en termes d’analyse, il n’a pas varié. J’ai participé aux manifestations, je suis allée sur des ronds-points, dans des cabanes de Gilets jaunes…

En tant que militante ou universitaire ?
Les deux. Ce mouvement m’intéresse comme historienne, mais par ailleurs, je me sens proche des gens qui se mobilisent. J’ai été frappée par la grande hospitalité, les formes de solidarité qui y régnaient, le fait que l’extrême droite constituée s’est retirée progressivement du mouvement. Je ne pense pas que le mouvement soit mort. On a pu être surpris de voir qu’après l’été, ces manifestations reprenaient. Les manifestations de septembre ont été importantes. Beaucoup de Gilets jaunes sont déterminés à célébrer ce premier anniversaire.

Par ailleurs, ce que l’on voit d’intéressant, c’est une sorte d’auto-organisation du mouvement, à savoir les assemblées des assemblées. Il y en a eu une à Montpellier, la prochaine est à Toulouse. Il y a l’idée de faire à Commercy (Meuse), une ville marquée par le mouvement, une assemblée des communes libres, pour rassembler des gens qui se battent pour instaurer des formes de démocratie directe, qui veulent présenter des listes citoyennes aux élections municipales. Il y a une vivacité du mouvement.

Le mouvement a gagné en structuration ? Ce qui lui manquait peut-être au début…
C’est sûr qu’au début, il était très hétérogène, très divers dans ses principes politiques. Mais ce qui est frappant, c’est qu’en l’espace de trois semaines, des revendications se sont dessinées. L’étincelle initiale de la taxe carbone s’est élargie à des enjeux majeurs de justice fiscale, de justice sociale, de démocratie avec l’introduction du projet du référendum d’initiative citoyenne. En si peu de temps, les personnes mobilisées ou les personnes qui allaient entrer dans ce soulèvement, se mettent à prendre le temps de réfléchir ensemble. C’est le produit même du mouvement : les gens se donnent du temps pour se retrouver, faire du collectif, penser tout simplement, faire de la politique finalement.

Vous vous considérez comme Gilet jaune ?
Oui. J’ai signé une tribune intitulée « Nous accusons », à l’issue du 1er-Mai, où la répression policière a été très forte. Dans ce cadre-là, on a été un certain nombre à revêtir le gilet jaune pour tourner une vidéo. Nous faisons porter la responsabilité de ces violences à différentes institutions, au plus haut sommet de l’État. Qu’on se reconnaisse ou pas dans le mouvement, la question de la dénonciation de cette répression policière était importante. Je me sens Gilet jaune dans le sens où j’ai énormément de sympathie et de solidarité avec ce mouvement. On ne peut pas regarder cela de loin, avec condescendance, en disant : « Je ne mange pas de ce pain-là. »

« Les Gilets jaunes font beaucoup référence à l’histoire »

Avec votre casquette d’historienne,voyez-vous des similitudes avec notre histoire passée ou est-ce un mouvement à part entière ?
La première chose à remarquer est que les Gilets jaunes font beaucoup référence à l’histoire. Il y a de nombreuses références à la Révolution française, d’où la manière de brandir des drapeaux tricolores. Ce qu’on retrouve aussi en termes de références historiques, c’est la Commune de Paris. Ça revient beaucoup, 1871, l’auto-gouvernement populaire. Dans une autre mesure, le Front populaire, moins présent, et très nettement Mai-68.

Mai-68 reste une référence aussi importante que 1789 ?
Dans le mouvement des Gilets jaunes, un peu moins, mais elle est apparue. Pour plusieurs raisons, mais d’abord parce que c’est un mouvement intergénérationnel et parmi ces gens de tous âges, il y a ceux de la génération de 1968, qui se retrouvent dans ce mouvement. À l’occasion des 50 ans, les gens ont constaté dans le mouvement de 1968 la présence populaire, la mobilisation des femmes, la libération de la parole. On est dans une généalogie, on dialogue avec les événements passés. La similitude, on la retrouve dans les revendications : la démocratie, la réduction des inégalités, sur les retraites, etc. Quant à 1789, c’est l’image du peuple qui se soulève, la question du rapport au pouvoir. Emmanuel Macron incarne la monarchie présidentielle. Tout au long du mouvement, ce président est apparu comme très condescendant. Les gens sentent ce mépris social qui l’installe encore plus dans sa position de souverain.

Mais il y a aussi des distinctions fortes…
Par rapport à Mai-68, la grande différence est qu’il n’y a pas de grève. Cela va peut-être changer avec ce qu’il va se passer le 5 décembre, parce qu’il y a un appel à une grève nationale qui pourrait être une grève nationale et reconductible. Mais quand les Gilets jaunes envisagent des blocages économiques, c’est plutôt bloquer les ronds-points ou les périphériques ou encore investir des lieux de symbole de la consommation, mais rarement des blocages de lieux de travail, comme en 1968 où les gens ont occupé leur bureau, leur magasin, leur usine, les écoles.

Les syndicats ont aussi mis du temps à s’intéresser à ce mouvement, contrairement à 68…
C’est sûr. L’impulsion de Mai-68 est essentiellement syndicale. Alors que le rapport des Gilets jaunes aux syndicats est compliqué. Il y a une grande méfiance. Pourtant, j’ai rencontré plein de syndicalistes Gilets jaunes pour qui le mouvement les fait réfléchir sur leurs pratiques syndicales.

De plus, la situation socio-économique n’est pas la même par rapport à mai 1968. Parmi les Gilets jaunes, il y a beaucoup de personnes très précaires. En mai 68, tout n’était pas rose, un million de personnes vivaient sous le seuil de pauvreté, beaucoup de logements insalubres, etc. Mais le degré de précarité dans notre société s’est beaucoup élevé.

« Il y a toujours de la violence dans les soulèvements »

Est-ce que vous vous permettez des critiques vis-à-vis de ce mouvement très hétéroclite ?
On ne peut être que scandalisé par ce qu’il s’est passé, ici ou là, mais qui n’a été que très minoritaire. Par exemple, au tout début, où des Gilets jaunes ont dénoncé des sans-papier à la police, où il y a eu des actes xénophobes, des insultes racistes, antisémites. Des fachos ont été présents dans les manifestations et continuent d’investir le mouvement. Il faut le condamner. Que, parmi les Gilets jaunes, certains votent, quand ils votent, Rassemblement National… Je ne vois pas comment il pourrait en être autrement étant donné la place qu’a ce vote dans notre société. Mais il a été décidé chez les Gilets jaunes de ne pas aborder la question des étrangers, des migrants parce que ce sont des thèmes clivants.

Des destructions, dégradations ont été constatées durant des manifestations, avec parfois une acceptation de la part des manifestants de cette forme de violence. Est-ce que cela est inhérent, voire nécessaire à un soulèvement populaire ?
Un certain discours médiatique a monté en généralité ces violences ou agressions. La violence est minoritaire, elle est d’ailleurs moins Gilet jaune que black blocs ou cortège de tête, même si cela est concomitant et même si beaucoup de Gilets jaunes refusent de condamner les vitrines brisées ou autre, parce qu’ils ne s’estimaient pas écoutés.

Il y a toujours de la violence dans les soulèvements. Tous ceux qui disent que les Gilets jaunes sont des casseurs, qu’auraient-ils dit des révolutionnaires qui ont pris la Bastille ? Ils ont détruit un monument national et coupé des têtes. Pourtant, on reconnaît la prise de la Bastille comme un événement majeur qui a fait basculer notre histoire vers la modernité. Oui, la violence est inhérente aux soulèvements, parce que c’est aussi le fruit d’une violence sociale et politique structurelle. Que les gens en arrivent à des burn out, des suicides dans l’Éducation nationale, à la SNCF, on voit l’état des hôpitaux, des Urgences. Si certains médias veulent parler de la violence, qu’ils nous parlent d’abord de cela pour expliquer pourquoi les gens s’en prennent ensuite à des vitrines, à des banques. J’ai en tête ce que disait le dramaturge allemand Bertolt Brecht : « Il y a pire que le braquage d’une banque, en fonder une. »

« Je ne connais pas d’équivalent dans l’histoire de mouvement qui soit aussi durable »

Comprenez-vous ceux qui ont quitté le mouvement et provoqué son essoufflement ?
Les explications sont diverses : l’inquiétude devant les violences manifestantes, même si je pense que cela est secondaire. Il y a eu surtout une évolution politique : une partie de la droite, voire de l’extrême droite, a pu investir ce mouvement au début et se rendre compte que ce n’était pas dans leurs intérêts, parce que les revendications s’éloignaient de leur programme. Il y a eu ce retrait-là. Ensuite, des gens ne vont plus manifester parce que la répression policière est importante. À Rouen, Paris, Bordeaux, Toulouse, Marseille, les gens ont peur qu’on porte atteinte à leur intégrité physique. Et enfin, l’argument de l’usure. C’est incroyable de voir que, depuis un an, des gens manifestent tous les samedis, avec l’implication que cela a sur leur vie privée. C’est impressionnant. Je ne connais pas d’équivalent dans l’histoire de mouvements qui soit aussi durable et dans la régularité.

Comment ce mouvement peut-il évoluer ?
Il va y avoir une séquence avec l’anniversaire et le 5 décembre. Ce qui est beaucoup ressorti de l’assemblée des assemblées à Montpellier, c’est l’idée de rejoindre les mobilisations, la grève à partir du 5 décembre. C’est une perspective du mouvement. Début février, il y a eu une mobilisation Gilets jaunes-syndicats et on a pensé qu’il y aurait une forme d’alliance. Ça n’a pas pris, mais en raison de la détermination dans certains secteurs comme la SNCF, la RATP, les hôpitaux ou encore l’Éducation nationale et de certains Gilets jaunes à poursuivre, il peut y avoir cette alchimie, comme ce fut le cas en 1968. En 1967, il y a eu des actions isolées et puis au travers de la répression policière, tout cela s’est aggloméré pour faire naître la grève générale. C’est une possibilité. S’il n’y a pas cela, je ne vois pas comment le mouvement pourra tenir et se déployer.

Les Gilets jaunes : un mouvement brutal mais salutaire

Tous responsables
Manifestation des Gilets jaunes à Rouen, samedi 5 janvier 2019. (Tous responsables)

La hausse des taxes sur le gasoil, un beau prétexte ! De quoi les Gilets jaunes sont véritablement le nom ? De l’injustice sociale et de l’incompréhension fiscale. « Où est passé le pognon? » a-t-on pu entendre. La perte de sens de l’impôt et le sentiment de déclassement, voilà ce qui se joue dans nos rues.

Les plus riches se portent bien

Ce mouvement n’a rien à voir avec Emmanuel Macron, sur le fond. François Hollande avait promis une révolution fiscale dans notre pays. L’économiste Thomas Piketty, l’avait d’ailleurs soutenu pour cela. Il n’a rien fait. Ce mouvement de gronde aurait pu naître en 2015, quand les petits patrons se pendaient à cause du RSI devenu folie. Non. Il surgit maintenant. Sur la forme, notre président est responsable. À écouter les Gilets, il symbolise le cynisme du capitalisme. De 1983 à 2015, le même Thomas Piketty, a démontré que les 1 % les plus riches avaient vu leurs revenus augmenter de 100 %. Seulement 25 % d’augmentation pour le reste de la population sur la même période. Voilà ce que représente Emmanuel Macron pour ces gens des ronds-points. Pour eux, rien ne tourne rond, point.

Pourtant ce ne sont pas les plus défavorisés qui tiennent le siège. Dans leur grande majorité, ils représentent (en France métropolitaine) la classe moyenne basse, petits propriétaires de la périphérie urbaine. Fait marquant : les femmes sont largement mobilisées. Mais pas de gars des banlieues, pas de filles de nos quartiers. Ceux où la misère s’entasse. Où le revenu moyen par foyer ne dépasse pas les 900 euros. Pourquoi ne sont-ils pas entrés sur les barrages ? Leur tour (re)viendra plus tard, à n’en pas douter.

Pas d’élan d’amour ou de fraternité

Les Gilets jaunes ne sont pas non plus ceux qui ont initié les Marches pour le climat. Ils ne sont pas non plus devant leur mairie chaque mois pour répondre à l’appel des Coquelicots lancé par Charlie. Ils n’ont pas non plus participé aux assemblées de Nuit debout. Beaucoup auraient aimé compter sur cette présence. Cette colère.

Nous n’assistons pas à un élan d’amour ou de fraternité. Ce n’est pas le progrès social qui motive la gronde. C’est la somme des individualismes qui est réunie sur nos ronds-points. Des gens qui n’ont pour horizon qu’eux-mêmes. Ces gens de bonne volonté sont abreuvés par les chaînes (monstrueuses) d’information en continue et s’en plaignent. Ils ne regardent ou ne lisent guère autre chose. Beaucoup sont enfermés dans une bulle cognitive, aidés par les algorithmes des réseaux sociaux qui les confortent dans leurs propres certitudes.

L’histoire retiendra peut-être que le basculement du monde a commencé avec la crise migratoire ressentie dès 2014. La peur de l’autre pour exprimer la peur de la relégation. C’est un continuum.

« Les nouvelles radicalités ne viennent pas comme prévu des banlieues »

Il ne s’agit pas d’un mouvement spontané et éphémère, mais au contraire bien ancré. Coupables sont ceux qui ne l’ont pas vu. Le géographe Christophe Guilly l’avait pressenti dans son ouvrage La France périphérique :

« Les radicalités sociales et à venir allaient venir d’ailleurs, des périphéries, de la France périphérique. Sur les décombres de la classe moyenne et de la précarisation des classes populaires, les nouvelles radicalités ne viennent pas comme prévu des banlieues, mais de la France périphérique. L’essentiel des radicalités sociales et politiques, mais aussi les réflexions alternatives, émergent non pas des banlieues mais des territoires les plus à l’écart des métropoles. » 

« Radicalité » dit Guilly, mais ce à quoi nous assistons ne serait-il pas simplement une réponse à la violence sociale, aux inégalités territoriales, à la brutalité du capitalisme ? Subir la fermeture de son usine, n’est-ce pas violent ? Devoir « pointer » à son Pôle emploi dans le cadre de la recherche d’un travail, situé à 40 km lorsque vous n’avez pas le permis, n’est-ce pas violent ? Voir disparaître son école ou son bureau de Poste, n’est-ce pas violent ?

Malgré les dérives brutales, parfois totalitaires, manifestement intrinsèques aux Gilets jaunes, nous n’avons pas le droit de balayer cette révolte (révolution ?) d’un revers de main. Une société qui doute n’est peut-être pas perdue.

On ne peut pas dénoncer l’absence de vigie citoyenne et remettre en cause la démocratie représentative comme nous le faisons et dans le même temps mépriser cette foule. Ce mouvement n’est pas celui de la transformation, certes, mais il donne à voir des inégalités bien cachées. Il nous permet de réfléchir sur nos valeurs communes, le fonctionnement de notre démocratie. Rien que pour cela, il est salutaire.

 

 

Les femmes Gilets jaunes en première ligne : l’exemple de Rouen

Les femmes étaient majoritaires au début du mouvement sur le rond-point des Vaches de Saint-Étienne-du-Rouvray, dans l’agglo de Rouen (Normandie). (©Tous responsables)

Quel que soit le barrage, le constat est le même : la présence des femmes  dans le mouvement des Gilets jaunes est importante, voie majoritaire sur certains nœuds. Le géographe Christophe Guilly, réputé pour son travail sur la France périphérique parle d’une « présence importante des femmes ».

Sur le rond-point des Vaches de Saint-Étienne-du-Rouvray, point d’entrée dans Rouen (Seine-Maritime), elles représentent « une bonne moitié » des manifestants, compte Gaëlle, 38 ans. Parfois veuves, souvent avec des emplois précaires, « elles ont les plus petits salaires », résume Christophe Guilly. Parce qu’elles sont en première ligne dans ce combat pour le pouvoir d’achat et la considération, parole aux dames.

« Je pense à mes enfants »

« On travaille autant que les hommes… Je dirai même plus. C’est normal d’être ici », estime Valérie. À 50 ans, cette infirmière en milieu hospitalier n’est « jamais descendue dans la rue » :  « Je pense à mes enfants. Mon fils de 20 ans ne peut pas partir de la maison avec ses 1 300 euros ! »

Myriam non plus n’a « jamais manifesté de [sa] vie ». À 34 ans, elle a décidé d’aller tâter du bitume, « parce qu’on ne s’en sort plus ». Elle aussi fait « ça » pour sa progéniture. « Je n’arrive même pas à répondre aux demandes de mes enfants. On fait une sortie dans le mois et c’est terminé. »

C’est également en pensant aux générations futures que Jacqueline, âgée de 73 ans, s’est décidée à mettre son chasuble. Elle assure que « les jeunes travaillent », mais « avec 1 100 euros, qu’est-ce que vous voulez qu’ils fassent. Même les anciens n’auraient jamais travaillé pour ce salaire ». Cette retraitée, veuve depuis huit ans, prend peur lorsqu’elle entend « certaines choses ». Sa pension lui rapporte un peu moins de 900 euros par mois : « Il paraît qu’ils veulent toucher à la pension de réversion… Avec celle de mon mari, je m’en sors à 1 400 euros, alors si on me la baisse… »

« Je vis grâce à la retraite de mon mari »

À ses côtés, auprès du feu de palettes, Carmen est également à la retraite ou plus exactement, « je devais être à la retraite, mais elle a été reculée d’un an. J’ai été radiée du chômage. Je vis grâce à la retraite de mon mari ». À 61 ans, elle accepte de s’épancher davantage : « J’ai dû interrompre trois ans ma carrière dans une blanchisserie, à cause d’un cancer qui n’est pas totalement soigné. J’essaie de retrouver un travail, mais je dis quoi sur mon interruption de trois ans ? Que j’ai pris des années sabbatiques ou que j’ai eu le cancer ? »

Positionnée à une des entrées du rond-point, l’infirmière Valérie avoue avoir « eu peur au début ». Son portable sonne : son mari au bout du fil. « Il m’appelle régulièrement, pour savoir si tout se passe bien. » Elle assure n’adhérer à aucun mouvement politique, « mon parti politique, c’est mon porte-monnaie ». Et la quinquagénaire de poursuivre : « Il y a 10 ans, j’étais dans la classe moyenne haute. Aujourd’hui, je me retrouve en bas. » Pour s’expliquer, « Valou », comme l’appelle ses collègues, donne un exemple : « La prime de nuit à l’hôpital est de 125 euros. Elle n’a pas bougé depuis 25 ans. Mais tout a augmenté ! »

« On danse, on chante, on fait des petits coucous »

Gaëlle est présente depuis le début du mouvement. Comme toutes ici, elle travaille et occupe ce rond-point sur son temps libre : « Mon mari travaille de nuit. On se croise depuis neuf jours. » Sur ce mouvement, sans conteste, elle perçoit les femmes, comme « plus déterminées » :

« Nous, on a le droit aux postes à mi-temps, pas les hommes. Les 80 %, les petits contrats, c’est pour nous. »

Si Gaëlle se bat, c’est « pour qu’on prenne l’argent là où il se trouve ». En attendant d’éventuelles propositions du président de la République, ostensiblement visé, elles continuent d’alimenter les feux et de sourire aux automobilistes. Parce que leur présence apporte en plus de la colère, de « la bonne humeur », sourit Pauline, 20 ans. « Elles savent nous calmer », reconnaît un collègue masculin dégageant les palettes pour laisser passer les voitures. « On danse, on chante, on fait des petits coucous, témoigne Valérie. Les mecs, nettement moins. »

Cet article a été publié le 27 novembre 2018 sur le site d’informations 76actu.