« Réveiller les citoyens sur les enjeux politiques »

Pierre-Alain Cardonna, co-fondateur du MJS en 1993. De 1997 à 2001, numéro 2 du MJS et permanent à Solférino. Ancien administrateur national de Léo-Lagrange jusqu’en 2011. Membre du collectif Région fraternité en 2004, en opposition au Front national. En 2001, chargé de mission auprès du directeur général des services d’Allauch (mairie PS). De 2008 à 2012, directeur de cabinet du maire de Vitrolles. Directeur de campagne auprès de Pape Diouf pour les élections municipales de Marseille en 2013-2014. Aujourd’hui salarié de l’Association régionale de développement local. Intervenant au CNFPT en charge de la formation des services de communication des collectivités territoriales sur la question de la démocratie locale. Membre du collectif « Pas sans nous ».

Quels enseignements tirez-vous de votre expérience de directeur de campagne auprès de Pape Diouf pour les élections municipales de Marseille en 2013-2014 ?
C’est la première fois qu’il y avait des candidats qui n’étaient pas issus du monde politique. Il y en avait un peu, mais très minoritaires, beaucoup de bobos et beaucoup d’acteurs des quartiers populaires. Il y avait cette diversité. Au-delà de cette capacité d’avoir pu rassembler des gens comme ça, il y avait sur le plan technique, on a démontré qu’on savait gérer une campagne. En deux mois, on a déposé des candidats sur 8 listes, parce qu’à Marseille, il y a 8 secteurs du fait des arrondissements. Techniquement, c’est comme s’il y avait 8 campagnes, les comptes sont séparés. Sans association, sans parti politique. Sur le plan technique, c’est une fierté. 80 % de la liste n’avait jamais fait de politique et dans l’équipe de campagne que je dirigeais, pas une personne n’avait déjà fait une campagne municipale. Mon directeur des finances était chef d’entreprise, comptable de formation donc professionnel, mais qui a découvert la procédure de comptes de campagne en un week-end.

Où avez vous pêché dans cette campagne ?
Il y a une chose qui ne dépend pas de nous. Dans le processus du Sursaut lancé en septembre 2013, il y a avait beaucoup de gens qui n’avaient plus envie de voter pour des partis classiques, notamment le PS, ils n’en pouvaient plus. Mais on était encore très repéré comme élu ou ancien élu. Mais j’en ai voulu à un certain nombre de médias qui n’ont pas suffisamment relayé cette diversité. On n’a pas été suffisamment repéré comme une vraie alternative. La seconde chose qui ne dépend pas de nous, c’est que Pape Diouf a hésité très longtemps, jusqu’à fin janvier 2014. Des gens qui avaient commencé avec nous, comme Pape ne se prononçait pas, sont partis avec le Front de gauche. Nous, on a tout fait pour essayer de faire quelque chose avec le Front de gauche, mais eux étaient dans une logique de prè-accord avec le PS. Ils ont discuté pendant un mois avec nous, mais en fait ils étaient déjà partis avec le PS. On aurait pu prétendre à une visibilité, une crédibilité plus importante avec eux pour une alternative. Pape, nous a permis d’être visible un minimum, médiatiquement et on avait des gens qui étaient reconnus dans le parcours professionnel ou militant.
On avait lancé la campagne autour d’une permanence à Colbert, tous les jours entre midi et deux, avec plusieurs thématiques. Le projet est toujours crédible aujourd’hui. Le seul regret en fait, est de ne pas avoir été suffisamment visible sur le plan médiatique. Les médias ont focalisé sur Pape Diouf. On n’a pas assez vu les 16 portraits des têtes de liste dans les 8 secteurs. Moi cette photo j’en étais très fier, mais pas assez relayée. Le programme non plus n’a pas été relayé. Mais j’assume le fait que Pape soit devenu tête de liste. Lui est moteur. Si cela a été possible, c’est qu’il a un vrai contact, une vraie reconnaissance avec les Marseillais. Mais derrière, il n’y avait pas que ça.

C’est la première fois que vous avez pu mettre en œuvre toutes vos convictions, vos croyances sur la société démocratique que vous souhaitez ?
Exactement. Et la méthode qui permet ça. Quand on faisait nos rencontres citoyennes, nos meetings en quelque sorte, on avait dans la salle tout Marseille. Des bobos, des gens des quartiers populaires. Beaucoup se sont rencontrés pour la première fois. On sentait quelque chose de vraiment bien dans l’air. Cela n’était jamais arrivé sur Marseille. La vraie difficulté, c’était le temps. On avait nos têtes de liste à la mi-février, mais les 303 noms des listes, tout début mars. Il nous restait trois semaines de campagne.

Outre le cadenas qu’est le temps, n’y a t-il pas d’autres freins à l’émergence d’initiatives citoyennes ?
Oui en partie. Il y a un aspect que j’ai volontairement nié, par manque de temps qui était que même dans notre équipe, des gens étaient en contact avec nos adversaires, parce que c’est la pratique locale. À Marseille, la vie politique, c’est avant tout de la paranoïa. Certains m’ont alerté. J’ai toujours dit : ‘si aujourd’hui, on doit être dans la paranoïa, c’est fini. On bloque la machine’. Aujourd’hui on part d’un principe que tout ce qu’on fait, on l’assume complètement. Au mieux, si c’est le bordel, ils diffuseront que c’est le bordel et nos adversaires ne seront pas inquiets. Au pire, s’ils s’aperçoivent qu’on est crédible, c’est le jeu et nous ça ne modifiera pas notre comportement. Comme l’enjeu pour moi était de développer de la confiance, je ne suis jamais tombé dans le piège. Certains, ont dû me pendre pour le grand naïf. J’étais lucide pour savoir qu’on ne pouvait pas gagner la ville de Marseille dans ce contexte, mais j’ai toujours intégré mon engagement pour le temps long. Je savais que ce qu’on faisait là, était d’abord de développer nos idées. Je voulais d’abord que sur le plan technique, sur les comptes de campagne, on soit irréprochable. Les candidats ont financé la campagne. Sur les 230 000 euros, que nous a coûté la campagne, il y a eu 30 000 euros de la part de Pape Diouf. L’un a mis 5 000, l’autre 10 000, etc. Avec la confiance d’être remboursé, parce qu’on savait qu’on allait dépasser les 5 %. À part un candidat dans un secteur qui a un peu perdu, globalement, tous ont été remboursés.
On a démontré que cette campagne était possible jusqu’au bout. C’est une vraie fierté. Pour moi la politique ce n’est pas compliqué. On a longtemps expliqué, que ce n’était que des professionnels. Beaucoup ne se sont pas autorisés à faire de la politique. Là, on a démontré avec cette campagne que c’était possible. En plus, c’était certainement la campagne des municipales la plus compliquée dans l’histoire de cette ville, sur le plan technique. Il y a autant de campagnes, de listes, qu’il y a d’arrondissements, comme à Lyon et Paris. C’était une campagne sans parti politique, sans association, donc sans financement.

Ça veut dire qu’une autre façon de faire de la politique, dans notre mode de fonctionnement, est possible ?
Complètement. Ce que je défends aujourd’hui avec la coordination Pas sans nous et avec ce que je fais depuis deux ans à Marseille autour des convergences des initiatives citoyennes, c’est que l’enjeu des engagements est de travailler à la qualité des relations entre les individus dans un collectif et non de travailler à la qualité uniquement des statuts et du cadre donné pour se protéger des relations entre individus. Dans notre société, la loi protège les plus faibles. Quand tu crées une association, tu rédiges des statuts. Quand tu crées un mouvement, tu intègres le fait que les règles doivent te protéger par rapport aux autres adhérents. Tu imagines comment la commission de conflits va traiter les problèmes, comment on va voter… Tu te mets en situation d’avoir un problème alors qu’il n’existe pas. Tu projettes un parcours qui est souvent difficile, par ce que tu as vécu dans d’autres mouvements, parce qu’on a jamais traité cette qualité-là. On renverse le problème. Les questions de qualité professionnelle, c’est une inspiration autour de la médiation, avec un collège de médiateurs. D’autres ont travaillé sur le bilan relationnel. Il y a le bilan moral, le bilan financier et le bilan relationnel. C’est prendre un temps pour s’interroger sur la qualité de nos relations entre individus. Dans beaucoup de mouvements, tu reproduis des phénomènes de domination. Combien de collectifs ont explosé pour ne pas avoir traiter ces questions ? On subit de l’ego, des guerres, des tensions. On ne traite pas suffisamment ces questions.

Vous n’êtes pas sur un changement de règles du processus démocratique, mais pour avoir le pouvoir, ça doit se passer en interne ?
Totalement. Autre processus qu’on a mis en place, c’est l’élection sans candidat. Dans la coordination Pas sans nous, qui rassemble plusieurs collectifs de quartiers, actuellement, tu as, à l’échelle locale et nationale, deux personnes par collectif de quartiers qui se rassemblent dans une coordination départementale. Ils décident ensemble de ce qu’ils veulent pour cette coordination, surtout l’élection sans candidat permet de fixer quelques responsabilités. Autour de la table, quand il y a suffisamment d’interconnaissances – et c’est un temps indispensable – chacun prend un papier et donne son avis sur la personne qui doit occuper telle fonction. Chacun annonce ses choix de façon transparente et on nomme celui qui a reçu le plus de voix. On demande à la personne si la responsabilité l’intéresse. Ça casse la logique de se porter candidat. Souvent le moteur de la candidature est portée par des choses qui ne relèvent pas de l’intérêt général : l’ego, la valorisation personnelle… Et souvent, l’élection est jouée d’avance. On passe des coups de fil avant. Tout cela génère de la crispation, de la méfiance. On l’a tous vécu 10 fois. Et ça provoque des explosions.

Vous proposez un système sociocratique. Quelle en est votre définition apliquée à la réalité ?
Je ne peux pas dire qu’aujourd’hui je mets en place un réel système sociocratique, parce que c’est un vrai cadre. Je m’en inspire. Je refuse de modéliser. Je suis dans un fonctionnement systémique et hybride. J’adapte mon vécu en fonction d’un contexte. Après les municipales, quand on lance le mouvement Changer la donne, on a eu toute une réflexion sur nos modes de fonctionnement, nos statuts. En interne, on se devait d’être exemplaire en matière démocratique. On a démarré la rédaction de nos statuts, avec chacun ses bagages. Ce sont souvent des mauvais souvenirs. Donc dans la rédaction des statuts, tu essaies de prévenir les conflits connus ailleurs. Naturellement, les statuts deviennent un vrai règlement intérieur. On y lit beaucoup plus la paranoïa de potentiels conflits, que vivre la qualité de la relation à construire avec son groupe. Il y a une diversité des parcours. Des gens expérimentés et d’autres pas du tout, même pas sur le fonctionnement associatif. Ceux-là viennent avec une forme de naïveté et je considère que c’est une vraie qualité, notamment pour débrider des gens qui sont parfois trop dans le cynisme. Pour moi, la maladie de la politique et à Marseille en particulier, c’est le cynisme et la paranoïa. Ce sont deux choses qui te flinguent toute dynamique. En parallèle à ça, j’étais déjà investi dans l’organisation de la quinzaine pour la convergence des initiatives citoyennes en 2014. Il y avait pas mal de réseaux et notamment, Yvan Maltcheff qui avait mis en œuvre un réseau qui s’appelait interaction, transformation personnelle. Il a arrêté en 2006-2007, mais c’est issu d’un groupe de recherche qui s’appelle le Groupe de recherche interdisciplinaire et de la revue transversale science culture, dont le rédacteur en chef a longtemps été Patrick Vivret. Ces gens ont travaillé, dès les années 1990, avec Edgar Morin, à la question des organisations et à l’interaction entre relations personnelles et collectives.

En quoi est-ce la solution pour l’émergence d’initiative citoyenne ? Des citoyens plus motivés parce qu’acteurs ?
La première chose est qu’il faut rester très modeste. Ce n’est pas un modèle. J’ai des ingrédients que j’applique. On essaie de travailler à la bonne proportion des ingrédients. Pour ce qui est de Change la donne, on l’a expérimenté, mais je ne peux pas dire qu’on l’a mis en œuvre. Le réseau n’est pas encore opérationnel. Chacun est par ailleurs très impliqué et on n’a pas le temps, ni l’énergie d’en faire une priorité de notre engagement. Ça a vocation à rester un peu en sommeil, en terme de visibilité extérieure. On consolide les relations entre nous. Sur Changer la donne, je ne peux pas en faire un bilan. Mais la coordination nationale Pas sans nous, à vocation à être visible. Au début de la création à Nantes, on avait un fonctionnement classique, surtout axé sur le développement du réseau. En janvier 2016, on a eu de nouveaux statuts. Il y a eu un travail de 6 mois avant la rédaction. Dans les statuts de Pas sans nous, on retrouve le collège des médiateurs, pour réguler les conflits, le bilan relationnel, l’élection sans candidat pour les membres du bureau collégial. On est en train de créer les coordinations départementales, parce que le principe est de développer le pouvoir d’agir des habitants et des collectifs locaux. Quand on a présenté nos statuts, ils ont été super bien accueillis. Chacun mettait des mots sur les malaises qu’ils avaient vécus. Tous ceux qui ont de l’expérience se sont écharpés. Les statuts ont été validés. Aujourd’hui on est dans la phase de mise en œuvre. Lors du conseil national de juillet, on va investir du temps sur la méthode. Là on s’inspire de méthodologie des scoops le Pavé, Vent debout de Toulouse… Comment travailler à la communication entre nous. La communication non violente. On construit notre conseil national avec ces outils.
Ça marche. À Marseille, on a réussi en deux ans à remettre les gens en confiance, alors qu’il y avait un passif. On ne laisse pas les problèmes s’enkyster. On est dans une phase difficile avec une société de violence et de tension. Manuel Valls et un certain nombre de personnes essaient de tendre. Quand on aborde les vrais sujets, la laïcité, l’islamophobie, ils nourrissent de la parano. On est avec des gens qui ont de lourds vécus. Il y a des discours racialistes, mais c’est aussi la conséquence – même si je ne sais pas qui est l’œuf ou la poule dans cette histoire – d’un discours du gouvernement qui tend sur ces questions-là, sur les questions identitaires pour ne pas évoquer la question sociale et économique avec la distribution des richesses. On essaie de nous vendre un sujet identitaire, alors que pour moi il est social. Le début médiatique est sur ces questions-là, alors que la réalité est qu’il y a des convergences à construire sur les enjeux sociaux, les enjeux de redistribution, de modèle économique en pleine transformation.

Dans cette coordination, quelle est la visée politique ? Voulez-vous conquérir le pouvoir, même au niveau local ?
La première visée est de réveiller les citoyens sur les enjeux politiques. Aujourd’hui, il y a des gens plus utiles à Marseille que n’importe quel élu au sein du conseil municipal. J’aurais été élu d’opposition, je me serais fait chier, à part avoir un peu accès à l’information et encore. Aujourd’hui je me sens dix fois plus utile, et c’est d’ailleurs pour ça qu’on n’a pas voulu fusionner avec la liste de Patrick Mennucci [député PS, ancien candidat au poste de maire de Marseille, NDLR]. Tout le monde ou presque a continué à fonctionner en réseau et à militer, en fonctionnant en réseau. Et ça c’est politique. On participe à la vie politique, dans une relation d’influence, de rapport de force. Après localement, pour répondre à votre question sous-jacente sur les échéances électorales, on ne se prend pas trop la tête. Mon rôle depuis longtemps est de travailler au terreau pour le fertiliser, pour faire en sorte que de plus en plus de gens se disent que la politique n’est pas le monde des professionnels. Mon seul enjeu est de montrer que c’est possible. Ça peu prendre une forme d’engagement citoyen dans des mouvements et ça pourrait prendre la forme d’une liste de candidats. Pour moi, le terreau fertile de Marseille a pour vocation de faire émerger une autre offre politique, mais je ne sais pas sous quelle forme. Le monde politique est en pleine transformation. Le PS, je ne vois pas comment il peut rester sous cette forme-là, tellement c’est n’importe quoi, tellement il y a des tensions d’ordre idéologique et personnel.
Aujourd’hui la majorité des Marseillais ne s’intéresse pas à la question politique, au sens électoral. Au moment des échéances, il y a de plus en plus d’abstentions. Dans certains quartiers l’abstention monte à 70 %, c’est un truc de malade. Je défends un modèle de société de gauche, parce que ça a encore un sens pour moi (plus égalitaire, plus respectueux de l’individu). L’électorat qui pourrait être derrière nous est un électorat qui s’abstient. Vous me posez la question, alors je réponds, mais ce n’est pas du tout notre priorité. On veut juste être utile aujourd’hui.

Est-ce que, ce que vous faites là, vous permet de vous préserver du cynisme, répandu en politique ?
Oui. J’aurais pu être très cynique. Mais je ne sais pas d’où ça vient – mes parents peut-être – j’ai de la confiance en moi, dans la relation aux autres. J’arrive a être dans l’écoute. Quand j’étais formé politiquement, au MJS, je suis passé par des moments d’apprentissage. Je balançais ma sauce, sans écouter. La question sur ce point est : qu’est ce qu’on est capable de tirer de nos expériences ? Moi, je sus très curieux. C’est ce que j’essaie de transmettre à mes filles. J’ai été nourri par les autres et ça m’a protégé du cynisme. Parce que le cynisme, c’est le fait de ne pas croire. Des expériences difficiles, tu n’en retiens que la faute aux autres. C’est ne jamais se remettre en question. Dans plein d’organisations, j’ai vécu la relation avec des gens qui étaient incapables de se remettre en question et qui avancaient dans le mur. Mais pour eux, c’était la faute des autres. On est la moitié du problème et la moitié de la solution. Souvent l’image qui m’est renvoyée c’est celle qu’un mec naïf et ça m’énerve. Ma naïveté je l’assume, la bonne naïveté, cette curiosité, cette apathie. Aujourd’hui à 43 ans, je renvoie des expériences qui ont fonctionné. Je suis fier de mon parcours, même si parfois j’ai échoué. Mais j’ai tenté de faire bouger des lignes, j’ai réussi à mobilier des gens. Ce qui est terrible, c’est que j’en connais plein des gens qui ont la même mentalité que moi, mais ils ne sont pas en position d’être visibles ou d’avoir un pouvoir, malheureusement. Comment ces gens restent-ils comme ils sont en ayant la possibilité d’accéder à des responsabilités. On va y arrive, mais je reste très modeste.