« Nous faisons face à une République d’experts »

Jean-Paul Lecoq, député communiste de Seine-Maritime, sur un quai de la gare de Rouen.

Jean-Paul Lecoq est député du Parti Communiste Français (PCF) de la 8e circonscription de Seine-Maritime. L’ancien maire de Gonfreville-l’Orcher (1995-2017), âgé de 58 ans, déjà député de 2007 à 2012, a été élu aux dernières élections législatives avec près de 63 % des voix devant une candidate La République En Marche.

Durant ces premiers mois de mandat parlementaire, Jean-Paul Lecoq constate et dénonce une technostructure à la tête de l’État. Extrait d’une interview réalisée le 20 septembre 2017.

« Je refuse les ministres spécialistes. C’est la même chose concernant les députés En Marche !. Ils ont tous été choisis pour leur spécialité. Il ne faut surtout pas ça. Il faut des députés généralistes. Des représentants des citoyens ! Aujourd’hui, nous faisons face à une République d’experts. Jadis, nous étions avec une République constituée de représentants du peuple, qui avaient besoin d’experts pour se faire une opinion, dans l’intérêt du citoyen. Les experts sont devenus les représentants du citoyen.
Le groupe La République En Marche se répartit les rôles en fonction du métier de chaque député. Le député devient juge et parti, député et parti. Comment peut-on avoir un Parlement qui fonctionne comme cela ? Les experts ont pris le pouvoir. L’expert banquier, le président de la République, en tête.
Je siège à l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, présidé par le député Villani. Lorsqu’on s’est présenté, je me suis aperçu qu’ils avaient tous bac+8. Moi, je leur ai dit que je n’avais que mon CAP électricien. Mais je suis un passionné de sciences. Ma ville a été la première d’Europe a être équipée du très haut débit.

Vous avez peur que ce gouvernement et sa majorité sclérose la démocratie ?
Ils tuent la démocratie, avec leurs pratiques. J’entends à l’Assemblée des députés dire : « La loi a été écrite comme ça, on ne change rien ». Mais la loi a été écrite par les experts de l’Élysée.
Le Parlement est censé proposer, corriger, amender les lois pour l’adapter à la société. Nous ne pouvons pas le faire. Sur certaines lois, nous avions des arguments, parfois même, nous arrivions à les convaincre sur la loi Travail et la loi sur moralisation de la vie politique. Mais à cause de la dynamique de groupe, ils sont rappelés à l’ordre. Un exemple : la réserve parlementaire. Nous défendions l’idée que cet argent était utile pour les associations au moment où les dotations aux collectivités locales sont gelées. Certains députés se sont retrouvés un peu orphelins, puisqu’ils avaient déjà commencé à imaginer un mécanisme pour que cette manne profite encore aux associations, avec un versement par les préfets, les communes. Mais ils ont été rappelés à l’ordre. Alors non seulement, ils suppriment cette réserve parlementaires, mais il n’existe pas de mécanisme de redistribution de cet argent.

Pouvez-vous préciser votre position sur le sujet qui est un peu ambiguë ? C’est-à-dire que vous comprenez le clientélisme qu’entraîne cette réserve parlementaire, mais vous souhaitiez son maintien ?
À la base, nous sommes contre la réserve parlementaire. Sauf que ces trois dernières années, nous avons vécu la baisse des dotations aux Départements et aux communes. Immédiatement, les collectivités locales ont baissé ou gelé les subventions aux associations. Aujourd’hui, nous vivons la suppression des contrats aidés.
Quand les associations ont vu cela, elles sont venues trouver leur député pour lui demander de compenser cette perte. Il faut bien trouver un moyen de financer la vie de nos associations !

Vous ne niez pas l’effet pervers que vous pouvez avoir cette réserve, en laissant aux mains d’un député la possibilité de verser de l’argent à n’importe quelle structure, sans aucune motivation ou contrôle ?
Je ne le nie d’autant moins que j’étais le député qui avait le moins de réserve parlementaire. Daniel Paul m’en donnait une partie, ainsi qu’Alain Bocquet afin d’avoir quelque chose de recevable. Je devais avoir 20 000 euros, quand d’autres avaient 400 ou 600 000 euros. C’était avant qu’Hollande et sa majorité mettent tout le monde à égalité. À la suite de cette mesure, il fallait faire en sorte de créer une vraie instance de contrôle.

Vous imaginez le casse-tête administratif ?
Oui, c’est compliqué. Il n’empêche qu’ils ont supprimé 800 millions d’euros à la vie associative. Ce n’est pas très bien. Sur ce dossier, notre groupe avait sensibilisé les députés de la majorité. Mais il y a eu ce rappel à l’ordre.

La discipline de groupe à toujours existé à l’Assemblée…
Sur des grands enjeux peut-être, mais là, il n’y avait de mise en péril. La réalité est que le gouvernement n’a pas dit la vérité. Il prétextait un problème avec la réserve parlementaire, alors qu’en fait, il souhaitait récupérer 800 millions d’euros. Le sujet était l’endettement de l’état.
Et puis, je ne crois pas au désendettement de l’État. J’ai un problème avec ça. L’État doit investir pour l’avenir. Il faut des infrastructures ferroviaires, fluviales…

Mais dans votre ville, vous ne prenez pas le risque de vous endetter à ce point ?
Je refuse de payer cash une école. Pourquoi les contribuables d’aujourd’hui payeraient un truc (sic) qui va servir durant 50 ans ?
Mais quelle est la logique du désendettement de l’État ? Le recours au privé, avec des partenariats public/privé. Là, c’est le racket.

Vous sentez-vous malmené au Parlement ?
Nous avons toujours été contre la 5e République, mais la façon dont s’est fait élire Emmanuel Macron avec un discours du genre : « Je suis celui qui dit ce qu’il faut faire ! » et la façon dont il a choisi les députés pour uniquement soutenir la politique de son gouvernement… Les députés ont vocation à porter l’intérêt du territoire. Aujourd’hui, le gouvernement dit au députés de sa majorité : « Vous n’êtes pas là pour ça. »

Vous entendez des collègues En Marche qui sont frustrés ?
Certains sont gênés. Je connais un avocat qui était fier d’être devenu député pour améliorer la loi. Quand il a vu comment elle se construisait et qu’il a compris qu’il ne pourrait pas déposer d’amendement, il s’est interrogé sur son utilité. Il s’était confié dans les couloirs. Il a envie de servir son pays. Comment tout cela va vieillir au fil des mois ? C’est l’inconnu.

On peut avoir l’impression que l’intérêt pour la chose politique est revenu, que le FN n’est plus une menace. Pourant, la crise de confiance est encore bien présente. Dans votre circonscription, comment allez-vous veillez à faire vivre la démocratie ?
J’ai un handicap en ce moment : le rythme donné par le pouvoir pour élaborer la loi, n’est pas un rythme qui permet de débattre avec le peuple. On a en notre possession les éléments au dernier moment, etc. C’est impossible ! Or, je mettais engagé à rendre compte régulièrement, à rencontrer des spécialistes… J’avais envie de cette pratique politique là, pour réintéresser les gens à la chose politique. Que les citoyens s’expriment ! Mais nous n’avons pas le temps. On siège tous les jours. Par exemple, la semaine prochaine, je suis dans l’hémicycle tous les jours et toutes les nuits du lundi soir au vendredi midi, pour discuter de la loi sur la sécurité [du 2 au 6 octobre, ndlr].

Comment pallier ce manque de temps ?
J’ai découvert les réseaux sociaux durant la campagne électorale. J’avais du retard. C’est un outil de communication et d’écoute. Je passe mes soirées à converser avec des gens, à partager. En termes de citoyenneté, si on arrive à travailler sur cette pratique… Cela fait des relais politiques et une interaction avec des personnes qui ne sont pas membres de mon parti.

« La primaire : le cache-misère des partis »

Jean-Pierre Mignard est avocat au barreau de Paris et maître de conférence à Science-Po Paris. En février 2011, il a été désigné porte-parole de la Haute Autorité du Parti socialiste. Il a veillé sur la première primaire organisée en France en 2011, qui a vu la victoire de François Hollande. Il a également installé et surveillé la primaire du PS à Marseille, en 2013.
Intime de Ségolène Royal et François Hollande (il est le parrain de leurs deux fils), Jean-Pierre Mignard a été le président de l’association Désirs d’avenir, lors de la campagne présidentielle de 2007. Il est membre du conseil national du PS. Il est également membre du conseil d’administration et actionnaire de l’hebdomadaire Témoignage chrétien.
(Entretien réalisé en janvier 2017.)

En août 2016 François Hollande a déclaré que « l’enjeu de l’élection portera sur la France et la démocratie ». Est-ce que vous constatez que la santé démocratique est au cœur des préoccupations ?
À chaque élection, on peut dire que l’enjeu c’est la démocratie, parce que par définition l’élection est un moment démocratique. Est-ce qu’on entend par là la représentativité du parlement, c’est-à-dire la représentation au parlement de l’électorat ? S’agit-il du niveau de participation de citoyen dans la vie publique et des moyens qu’ils lui sont offerts ? S’agit-il de la décentralisation des pouvoirs pour permettre aux collectivités de disposer de plus de compétences ? Bref, il y a plusieurs manières d’envisager la démocratie, sans compter la qualité de la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice, le contrôle des pouvoirs par d’autres pouvoirs, si on veut admettre que c’est le critère que retenait Montesquieu.
Je dirai que dans le contexte d’aujourd’hui, la démocratie est évidemment attaquée par le terrorisme qui impose la mise en place d’un état d’urgence, lequel évidemment réduit de manière sensible les libertés publiques, les libertés privées, au motif d’avoir à se défendre contre des attaques extérieures. La question démocratique se pose là aujourd’hui. C’est en effet majeur. On peut dire, et c’est mon avis, que nous n’avons certainement pas d’autres moyens, sauf à affiner l’état d’urgence pour lui éviter de prendre un aspect trop inutile et envahissant. Peut-être d’ailleurs pour envisager d’intégrer dans le droit commun des dispositions de l’état d’urgence pour en finir avec celui-ci. Mais en effet, une attaque terroriste comme celle que nous subissons depuis quelques années met en cause non pas le principe démocratique, mais l’étendue, la vigueur de la vie démocratique.
Deuxième chose : le recul possible de la démocratie à l’extérieur. Est-ce qu’on peut vivre la démocratie dans un seul pays, je n’en suis pas certain. C’est tellement vrai que la vie démocratique s’organise autour de Traités, qui unissent un certain nombre de pays dans un faisceau de relations qui permettent à ceux-ci de partager un système de droit et même quelquefois de se contrôler mutuellement par l’existence de juridictions supranationales. On a quand même des remises en questions multiples, de l’intérieur, de l’extérieur, dictées par des circonstances, des événements et des évolutions politiques qui sont très inquiétantes. Il y a des forces politiques dans de nombreux pays et le nôtre bien sûr, qui ne s’inspirent pas de valeurs démocratiques. Donc en effet, c’est une question qui se pose en 2017, dans des termes autrement plus dramatiques qu’ils ne se posaient en 2012, où cela pouvait sembler être une figure rhétorique habituelle, en période électorale. Là, c’est devenu très sérieux.

Peut-on craindre pour le dynamisme démocratique ?
Les citoyens sont des objets dans le cadre de politiques d’état d’urgence. Ils sont objectivement surveillés, fouillés, stockés dans des systèmes de vidéo surveillance. Donc, passifs et consentents. C’est nécessaire pour leur sécurité, mais néanmoins pas un progrès sur le plan des libertés, des droits à l’intimité, du secret des correspondances. Même si c’est nécessaire à la protection des personnes, cette nécessité est évidemment un recul des droits et libertés des personnes. Sur ce point l’arbitrage qui se fait, ne se fait pas en faveur du droit et des libertés. La sécurité doit l’emporter, il n’empêche on peut formuler de manière clinique ce constat, à savoir que là où la sécurité apparaît indispensable, les droits et libertés auxquels on a été habitué reculent, sont réduits et quelquefois mis en charpie. C’est un constat. Peut-être sommes nous en train de passer insensiblement à un autre type de société, à un autre mode de vie, où les menaces dicteront un nouvel ordre juridique.

En plus d’être un fin connaisseur du droit, notamment international, vous avez été membre de la Haute autorité du Parti socialiste. Il y a eu les primaires de 2011, puis celles de Marseille et plus récemment celle de la droite. Quel bilan tirez-vous de leur mise en place en France ?
C’est un progrès démocratique dicté par la qualité médiocre de la vie politique interne des partis. Par leur baisse de recrutement, par leur déficience organisationnelle et leurs compétitions internes mettant en danger leur existence même et leur réputation auprès des citoyens. Je ne sais pas aujourd’hui si les primaires correspondent à un progrès voulu ou contraint. Mais dans tous les cas, c’est un progrès pour les citoyens. Au moins leur demande-t-on leur avis pour sélectionner des candidats, ce que les partis se révèlent incapables à faire. Ceux qui disent :  »les primaires c’est le risque d’un affrontement public », ceux-là oublient complètement ce qu’était la vie des partis avant même qu’on organisa les primaires. Les congrès des deux principaux partis, gauche et droite, se sont révélés un véritable capharnaüm, sous le regard ahuri des citoyens. Les partis n’ont plus d’autres solutions que de solliciter des électeurs pour se mettre à l’abri du regard impitoyable des électeurs eux-même. Les électeurs sont devenus des gardiens de la vie étique des partis. Donc les primaires sont un progrès démocratique et d’une certaine manière aussi, le cache-misère des partis.

« Réveiller les citoyens sur les enjeux politiques »

Pierre-Alain Cardonna, co-fondateur du MJS en 1993. De 1997 à 2001, numéro 2 du MJS et permanent à Solférino. Ancien administrateur national de Léo-Lagrange jusqu’en 2011. Membre du collectif Région fraternité en 2004, en opposition au Front national. En 2001, chargé de mission auprès du directeur général des services d’Allauch (mairie PS). De 2008 à 2012, directeur de cabinet du maire de Vitrolles. Directeur de campagne auprès de Pape Diouf pour les élections municipales de Marseille en 2013-2014. Aujourd’hui salarié de l’Association régionale de développement local. Intervenant au CNFPT en charge de la formation des services de communication des collectivités territoriales sur la question de la démocratie locale. Membre du collectif « Pas sans nous ».

Quels enseignements tirez-vous de votre expérience de directeur de campagne auprès de Pape Diouf pour les élections municipales de Marseille en 2013-2014 ?
C’est la première fois qu’il y avait des candidats qui n’étaient pas issus du monde politique. Il y en avait un peu, mais très minoritaires, beaucoup de bobos et beaucoup d’acteurs des quartiers populaires. Il y avait cette diversité. Au-delà de cette capacité d’avoir pu rassembler des gens comme ça, il y avait sur le plan technique, on a démontré qu’on savait gérer une campagne. En deux mois, on a déposé des candidats sur 8 listes, parce qu’à Marseille, il y a 8 secteurs du fait des arrondissements. Techniquement, c’est comme s’il y avait 8 campagnes, les comptes sont séparés. Sans association, sans parti politique. Sur le plan technique, c’est une fierté. 80 % de la liste n’avait jamais fait de politique et dans l’équipe de campagne que je dirigeais, pas une personne n’avait déjà fait une campagne municipale. Mon directeur des finances était chef d’entreprise, comptable de formation donc professionnel, mais qui a découvert la procédure de comptes de campagne en un week-end.

Où avez vous pêché dans cette campagne ?
Il y a une chose qui ne dépend pas de nous. Dans le processus du Sursaut lancé en septembre 2013, il y a avait beaucoup de gens qui n’avaient plus envie de voter pour des partis classiques, notamment le PS, ils n’en pouvaient plus. Mais on était encore très repéré comme élu ou ancien élu. Mais j’en ai voulu à un certain nombre de médias qui n’ont pas suffisamment relayé cette diversité. On n’a pas été suffisamment repéré comme une vraie alternative. La seconde chose qui ne dépend pas de nous, c’est que Pape Diouf a hésité très longtemps, jusqu’à fin janvier 2014. Des gens qui avaient commencé avec nous, comme Pape ne se prononçait pas, sont partis avec le Front de gauche. Nous, on a tout fait pour essayer de faire quelque chose avec le Front de gauche, mais eux étaient dans une logique de prè-accord avec le PS. Ils ont discuté pendant un mois avec nous, mais en fait ils étaient déjà partis avec le PS. On aurait pu prétendre à une visibilité, une crédibilité plus importante avec eux pour une alternative. Pape, nous a permis d’être visible un minimum, médiatiquement et on avait des gens qui étaient reconnus dans le parcours professionnel ou militant.
On avait lancé la campagne autour d’une permanence à Colbert, tous les jours entre midi et deux, avec plusieurs thématiques. Le projet est toujours crédible aujourd’hui. Le seul regret en fait, est de ne pas avoir été suffisamment visible sur le plan médiatique. Les médias ont focalisé sur Pape Diouf. On n’a pas assez vu les 16 portraits des têtes de liste dans les 8 secteurs. Moi cette photo j’en étais très fier, mais pas assez relayée. Le programme non plus n’a pas été relayé. Mais j’assume le fait que Pape soit devenu tête de liste. Lui est moteur. Si cela a été possible, c’est qu’il a un vrai contact, une vraie reconnaissance avec les Marseillais. Mais derrière, il n’y avait pas que ça.

C’est la première fois que vous avez pu mettre en œuvre toutes vos convictions, vos croyances sur la société démocratique que vous souhaitez ?
Exactement. Et la méthode qui permet ça. Quand on faisait nos rencontres citoyennes, nos meetings en quelque sorte, on avait dans la salle tout Marseille. Des bobos, des gens des quartiers populaires. Beaucoup se sont rencontrés pour la première fois. On sentait quelque chose de vraiment bien dans l’air. Cela n’était jamais arrivé sur Marseille. La vraie difficulté, c’était le temps. On avait nos têtes de liste à la mi-février, mais les 303 noms des listes, tout début mars. Il nous restait trois semaines de campagne.

Outre le cadenas qu’est le temps, n’y a t-il pas d’autres freins à l’émergence d’initiatives citoyennes ?
Oui en partie. Il y a un aspect que j’ai volontairement nié, par manque de temps qui était que même dans notre équipe, des gens étaient en contact avec nos adversaires, parce que c’est la pratique locale. À Marseille, la vie politique, c’est avant tout de la paranoïa. Certains m’ont alerté. J’ai toujours dit : ‘si aujourd’hui, on doit être dans la paranoïa, c’est fini. On bloque la machine’. Aujourd’hui on part d’un principe que tout ce qu’on fait, on l’assume complètement. Au mieux, si c’est le bordel, ils diffuseront que c’est le bordel et nos adversaires ne seront pas inquiets. Au pire, s’ils s’aperçoivent qu’on est crédible, c’est le jeu et nous ça ne modifiera pas notre comportement. Comme l’enjeu pour moi était de développer de la confiance, je ne suis jamais tombé dans le piège. Certains, ont dû me pendre pour le grand naïf. J’étais lucide pour savoir qu’on ne pouvait pas gagner la ville de Marseille dans ce contexte, mais j’ai toujours intégré mon engagement pour le temps long. Je savais que ce qu’on faisait là, était d’abord de développer nos idées. Je voulais d’abord que sur le plan technique, sur les comptes de campagne, on soit irréprochable. Les candidats ont financé la campagne. Sur les 230 000 euros, que nous a coûté la campagne, il y a eu 30 000 euros de la part de Pape Diouf. L’un a mis 5 000, l’autre 10 000, etc. Avec la confiance d’être remboursé, parce qu’on savait qu’on allait dépasser les 5 %. À part un candidat dans un secteur qui a un peu perdu, globalement, tous ont été remboursés.
On a démontré que cette campagne était possible jusqu’au bout. C’est une vraie fierté. Pour moi la politique ce n’est pas compliqué. On a longtemps expliqué, que ce n’était que des professionnels. Beaucoup ne se sont pas autorisés à faire de la politique. Là, on a démontré avec cette campagne que c’était possible. En plus, c’était certainement la campagne des municipales la plus compliquée dans l’histoire de cette ville, sur le plan technique. Il y a autant de campagnes, de listes, qu’il y a d’arrondissements, comme à Lyon et Paris. C’était une campagne sans parti politique, sans association, donc sans financement.

Ça veut dire qu’une autre façon de faire de la politique, dans notre mode de fonctionnement, est possible ?
Complètement. Ce que je défends aujourd’hui avec la coordination Pas sans nous et avec ce que je fais depuis deux ans à Marseille autour des convergences des initiatives citoyennes, c’est que l’enjeu des engagements est de travailler à la qualité des relations entre les individus dans un collectif et non de travailler à la qualité uniquement des statuts et du cadre donné pour se protéger des relations entre individus. Dans notre société, la loi protège les plus faibles. Quand tu crées une association, tu rédiges des statuts. Quand tu crées un mouvement, tu intègres le fait que les règles doivent te protéger par rapport aux autres adhérents. Tu imagines comment la commission de conflits va traiter les problèmes, comment on va voter… Tu te mets en situation d’avoir un problème alors qu’il n’existe pas. Tu projettes un parcours qui est souvent difficile, par ce que tu as vécu dans d’autres mouvements, parce qu’on a jamais traité cette qualité-là. On renverse le problème. Les questions de qualité professionnelle, c’est une inspiration autour de la médiation, avec un collège de médiateurs. D’autres ont travaillé sur le bilan relationnel. Il y a le bilan moral, le bilan financier et le bilan relationnel. C’est prendre un temps pour s’interroger sur la qualité de nos relations entre individus. Dans beaucoup de mouvements, tu reproduis des phénomènes de domination. Combien de collectifs ont explosé pour ne pas avoir traiter ces questions ? On subit de l’ego, des guerres, des tensions. On ne traite pas suffisamment ces questions.

Vous n’êtes pas sur un changement de règles du processus démocratique, mais pour avoir le pouvoir, ça doit se passer en interne ?
Totalement. Autre processus qu’on a mis en place, c’est l’élection sans candidat. Dans la coordination Pas sans nous, qui rassemble plusieurs collectifs de quartiers, actuellement, tu as, à l’échelle locale et nationale, deux personnes par collectif de quartiers qui se rassemblent dans une coordination départementale. Ils décident ensemble de ce qu’ils veulent pour cette coordination, surtout l’élection sans candidat permet de fixer quelques responsabilités. Autour de la table, quand il y a suffisamment d’interconnaissances – et c’est un temps indispensable – chacun prend un papier et donne son avis sur la personne qui doit occuper telle fonction. Chacun annonce ses choix de façon transparente et on nomme celui qui a reçu le plus de voix. On demande à la personne si la responsabilité l’intéresse. Ça casse la logique de se porter candidat. Souvent le moteur de la candidature est portée par des choses qui ne relèvent pas de l’intérêt général : l’ego, la valorisation personnelle… Et souvent, l’élection est jouée d’avance. On passe des coups de fil avant. Tout cela génère de la crispation, de la méfiance. On l’a tous vécu 10 fois. Et ça provoque des explosions.

Vous proposez un système sociocratique. Quelle en est votre définition apliquée à la réalité ?
Je ne peux pas dire qu’aujourd’hui je mets en place un réel système sociocratique, parce que c’est un vrai cadre. Je m’en inspire. Je refuse de modéliser. Je suis dans un fonctionnement systémique et hybride. J’adapte mon vécu en fonction d’un contexte. Après les municipales, quand on lance le mouvement Changer la donne, on a eu toute une réflexion sur nos modes de fonctionnement, nos statuts. En interne, on se devait d’être exemplaire en matière démocratique. On a démarré la rédaction de nos statuts, avec chacun ses bagages. Ce sont souvent des mauvais souvenirs. Donc dans la rédaction des statuts, tu essaies de prévenir les conflits connus ailleurs. Naturellement, les statuts deviennent un vrai règlement intérieur. On y lit beaucoup plus la paranoïa de potentiels conflits, que vivre la qualité de la relation à construire avec son groupe. Il y a une diversité des parcours. Des gens expérimentés et d’autres pas du tout, même pas sur le fonctionnement associatif. Ceux-là viennent avec une forme de naïveté et je considère que c’est une vraie qualité, notamment pour débrider des gens qui sont parfois trop dans le cynisme. Pour moi, la maladie de la politique et à Marseille en particulier, c’est le cynisme et la paranoïa. Ce sont deux choses qui te flinguent toute dynamique. En parallèle à ça, j’étais déjà investi dans l’organisation de la quinzaine pour la convergence des initiatives citoyennes en 2014. Il y avait pas mal de réseaux et notamment, Yvan Maltcheff qui avait mis en œuvre un réseau qui s’appelait interaction, transformation personnelle. Il a arrêté en 2006-2007, mais c’est issu d’un groupe de recherche qui s’appelle le Groupe de recherche interdisciplinaire et de la revue transversale science culture, dont le rédacteur en chef a longtemps été Patrick Vivret. Ces gens ont travaillé, dès les années 1990, avec Edgar Morin, à la question des organisations et à l’interaction entre relations personnelles et collectives.

En quoi est-ce la solution pour l’émergence d’initiative citoyenne ? Des citoyens plus motivés parce qu’acteurs ?
La première chose est qu’il faut rester très modeste. Ce n’est pas un modèle. J’ai des ingrédients que j’applique. On essaie de travailler à la bonne proportion des ingrédients. Pour ce qui est de Change la donne, on l’a expérimenté, mais je ne peux pas dire qu’on l’a mis en œuvre. Le réseau n’est pas encore opérationnel. Chacun est par ailleurs très impliqué et on n’a pas le temps, ni l’énergie d’en faire une priorité de notre engagement. Ça a vocation à rester un peu en sommeil, en terme de visibilité extérieure. On consolide les relations entre nous. Sur Changer la donne, je ne peux pas en faire un bilan. Mais la coordination nationale Pas sans nous, à vocation à être visible. Au début de la création à Nantes, on avait un fonctionnement classique, surtout axé sur le développement du réseau. En janvier 2016, on a eu de nouveaux statuts. Il y a eu un travail de 6 mois avant la rédaction. Dans les statuts de Pas sans nous, on retrouve le collège des médiateurs, pour réguler les conflits, le bilan relationnel, l’élection sans candidat pour les membres du bureau collégial. On est en train de créer les coordinations départementales, parce que le principe est de développer le pouvoir d’agir des habitants et des collectifs locaux. Quand on a présenté nos statuts, ils ont été super bien accueillis. Chacun mettait des mots sur les malaises qu’ils avaient vécus. Tous ceux qui ont de l’expérience se sont écharpés. Les statuts ont été validés. Aujourd’hui on est dans la phase de mise en œuvre. Lors du conseil national de juillet, on va investir du temps sur la méthode. Là on s’inspire de méthodologie des scoops le Pavé, Vent debout de Toulouse… Comment travailler à la communication entre nous. La communication non violente. On construit notre conseil national avec ces outils.
Ça marche. À Marseille, on a réussi en deux ans à remettre les gens en confiance, alors qu’il y avait un passif. On ne laisse pas les problèmes s’enkyster. On est dans une phase difficile avec une société de violence et de tension. Manuel Valls et un certain nombre de personnes essaient de tendre. Quand on aborde les vrais sujets, la laïcité, l’islamophobie, ils nourrissent de la parano. On est avec des gens qui ont de lourds vécus. Il y a des discours racialistes, mais c’est aussi la conséquence – même si je ne sais pas qui est l’œuf ou la poule dans cette histoire – d’un discours du gouvernement qui tend sur ces questions-là, sur les questions identitaires pour ne pas évoquer la question sociale et économique avec la distribution des richesses. On essaie de nous vendre un sujet identitaire, alors que pour moi il est social. Le début médiatique est sur ces questions-là, alors que la réalité est qu’il y a des convergences à construire sur les enjeux sociaux, les enjeux de redistribution, de modèle économique en pleine transformation.

Dans cette coordination, quelle est la visée politique ? Voulez-vous conquérir le pouvoir, même au niveau local ?
La première visée est de réveiller les citoyens sur les enjeux politiques. Aujourd’hui, il y a des gens plus utiles à Marseille que n’importe quel élu au sein du conseil municipal. J’aurais été élu d’opposition, je me serais fait chier, à part avoir un peu accès à l’information et encore. Aujourd’hui je me sens dix fois plus utile, et c’est d’ailleurs pour ça qu’on n’a pas voulu fusionner avec la liste de Patrick Mennucci [député PS, ancien candidat au poste de maire de Marseille, NDLR]. Tout le monde ou presque a continué à fonctionner en réseau et à militer, en fonctionnant en réseau. Et ça c’est politique. On participe à la vie politique, dans une relation d’influence, de rapport de force. Après localement, pour répondre à votre question sous-jacente sur les échéances électorales, on ne se prend pas trop la tête. Mon rôle depuis longtemps est de travailler au terreau pour le fertiliser, pour faire en sorte que de plus en plus de gens se disent que la politique n’est pas le monde des professionnels. Mon seul enjeu est de montrer que c’est possible. Ça peu prendre une forme d’engagement citoyen dans des mouvements et ça pourrait prendre la forme d’une liste de candidats. Pour moi, le terreau fertile de Marseille a pour vocation de faire émerger une autre offre politique, mais je ne sais pas sous quelle forme. Le monde politique est en pleine transformation. Le PS, je ne vois pas comment il peut rester sous cette forme-là, tellement c’est n’importe quoi, tellement il y a des tensions d’ordre idéologique et personnel.
Aujourd’hui la majorité des Marseillais ne s’intéresse pas à la question politique, au sens électoral. Au moment des échéances, il y a de plus en plus d’abstentions. Dans certains quartiers l’abstention monte à 70 %, c’est un truc de malade. Je défends un modèle de société de gauche, parce que ça a encore un sens pour moi (plus égalitaire, plus respectueux de l’individu). L’électorat qui pourrait être derrière nous est un électorat qui s’abstient. Vous me posez la question, alors je réponds, mais ce n’est pas du tout notre priorité. On veut juste être utile aujourd’hui.

Est-ce que, ce que vous faites là, vous permet de vous préserver du cynisme, répandu en politique ?
Oui. J’aurais pu être très cynique. Mais je ne sais pas d’où ça vient – mes parents peut-être – j’ai de la confiance en moi, dans la relation aux autres. J’arrive a être dans l’écoute. Quand j’étais formé politiquement, au MJS, je suis passé par des moments d’apprentissage. Je balançais ma sauce, sans écouter. La question sur ce point est : qu’est ce qu’on est capable de tirer de nos expériences ? Moi, je sus très curieux. C’est ce que j’essaie de transmettre à mes filles. J’ai été nourri par les autres et ça m’a protégé du cynisme. Parce que le cynisme, c’est le fait de ne pas croire. Des expériences difficiles, tu n’en retiens que la faute aux autres. C’est ne jamais se remettre en question. Dans plein d’organisations, j’ai vécu la relation avec des gens qui étaient incapables de se remettre en question et qui avancaient dans le mur. Mais pour eux, c’était la faute des autres. On est la moitié du problème et la moitié de la solution. Souvent l’image qui m’est renvoyée c’est celle qu’un mec naïf et ça m’énerve. Ma naïveté je l’assume, la bonne naïveté, cette curiosité, cette apathie. Aujourd’hui à 43 ans, je renvoie des expériences qui ont fonctionné. Je suis fier de mon parcours, même si parfois j’ai échoué. Mais j’ai tenté de faire bouger des lignes, j’ai réussi à mobilier des gens. Ce qui est terrible, c’est que j’en connais plein des gens qui ont la même mentalité que moi, mais ils ne sont pas en position d’être visibles ou d’avoir un pouvoir, malheureusement. Comment ces gens restent-ils comme ils sont en ayant la possibilité d’accéder à des responsabilités. On va y arrive, mais je reste très modeste.

« Avoir un représentant n’incite pas à s’engager »

David Lefèvre, maire de Friville-Escarbotin (Somme). Ancien conseiller général de 2011 à 2014. Élu plus jeune maire de France en 2008, lors de son premier mandat, à l’âge de 23 ans. (Entretien réalisé en janvier 2016)

A la sortie de votre livre, dans une interview à la presse locale vous disiez: « On ne vit pas en démocratie, mais dans une forme d’aristocratie ». Comment en arrivez-vous à ce constat ?
C’est un vécu de sept années de mandat (depuis son élection comme maire en 2008, NDLR). Je constate que la politique et la démocratie sont deux choses distinctes, alors que la politique devrait être un outil au service de la démocratie. Aujourd’hui, la politique est une entité à part, avec ses propres codes et ses propres règles. Ceux qui s’accaparent le savoir dirigent. Si on en est arrivé aujourd’hui à un repli sur soi, sans envie de participer aux décisions qui nous concernent, ni aux associations, je pense que c’est fondamentalement historique. A la naissance de la démocratie en France, le savoir était entre les mains d’oligarques ou d’aristocrates. Même si la politique s’est démocratisée au fil des années, aujourd’hui encore, ne serait-ce que si on regarde la composition du parlement, il subsiste une forme d’aristocratie. La représentativité est loin d’être exhaustive et je ne parle pas uniquement de sexe, mais aussi de classes d’âges et de catégories sociales. Depuis la Révolution, il est naturel de déléguer son pouvoir, parce que le citoyen n’a pas la connaissance. Mais plus on avance dans le temps, plus les outils de communication se mettent en place.
Finalement, la vraie dernière révolution politique, ce sont les réseaux sociaux. Ils viennent bouleverser le rapport à l’information, y compris pour les politiques eux-mêmes. Je reste persuadé que ce qui pourra changer la donne, ce sont ces nouveaux outils de communication. Un équilibre se crée à nouveau. Cependant, il y a quelque chose de paradoxal. Aujourd’hui on a accès à l’information en grande quantité, mais on ne nous donne pas la possibilité de nous exprimer. Donc finalement, les gens restent chez eux. Cela crée de la frustration.
Il y a un autre facteur à prendre en compte, celui de la nature humaine. Je suis persuadé que la démocratie de demain devra être une démocratie participative. Mais la nature humaine a tendance à rechercher la facilité. La facilité, c’est glisser un bulletin dans l’urne tous les cinq ans ou six ans et se laver les mains de tout ce qui se passe entre les deux.

Vous soulevez le paradoxe. On n’a jamais été aussi bien informé et il y a un désintérêt pour la chose publique…
Cela peut s’expliquer logiquement. On a accès à l’information, mais on n’a pas les outils pour s’exprimer et explorer cette connaissance. La seule possibilité qu’on a aujourd’hui de s’exprimer est de voter pour des personnes. Voter pour des idées est extrêmement rare. La dernières fois qu’on l’a fait, l’avis du peuple n’a pas été suivi (David Lefèvre fait référence au référendum sur le Traité européen en 2005, NDLR). Le citoyen se dit : « Après tout, j’arrête. » Prenez par exemple une réunion de conseil municipal. Il n’y a que deux ou trois spectateurs par réunion et ces spectateurs réglementairement ne peuvent pas prendre la parole. Le citoyen se demande l’intérêt qu’il a à venir si c’est seulement pour écouter, sans influer.

Vous dites que la solution est la démocratie participative. Vous remettez donc en cause la démocratie représentative ?
Clairement. Avoir un représentant n’incite pas à s’engager. Aujourd’hui, vous déléguez votre pouvoir pendant 5-6 ans à une personne ou un groupe de personnes. Dans la pratique, on voit que cela est ridicule de penser qu’une personne pour qui on a voté prendra les mêmes décisions que si vous étiez à sa place.

Vous avez essayé la démocratie directe ou participative, mais ça n’a pas fonctionné à Friville…
Je n’ai pas encore jeté l’éponge. La difficulté c’est qu’à la base ce n’est pas mon job. On ne me paie pas pour mettre en place une démocratie participative. On me paie pour prendre des décisions. La décision doit revenir en dernier ressort au représentant élu, mais je pars du principe qu’elle doit émaner de la population. Quand j’invite les 5 000 habitants de Friville pour discuter de sujets importants comme les finances, l’imposition, de projets structurants, seuls trente personnes se déplacent. Toujours les mêmes. C’est fatigant et extrêmement frustrant. A l’inverse, quand j’invite cinquante personnes pour parler de travaux de voirie dans leur rue, quarante seront autour de la table. C’est la preuve que ça peut fonctionner. Encore faut-il que les gens se sentent concernés. Or, depuis des années on leur a dit que ce n’était pas leur problème, que les élus sont là pour prendre des décisions à leur place…

On a voulu les écarter ?
C’était une volonté. 95 % des élus considèrent qu’ils ont été élus pour prendre des décisions. Finalement, on ne peut pas leur en vouloir. C’est bien le principe de la démocratie représentative. Mais aujourd’hui, ça ne devrait plus fonctionner comme ça. Les élus devraient avoir une obligation de consulter la population, alors évidemment pas sur tous les sujets. Prenons l’exemple du conseil municipal. On a un exécutif, un conseil et une opposition. Aujourd’hui, on est 27 conseillers municipaux, mais on serait huit, c’est-à-dire seulement l’exécutif, ça ne changerait pas grand chose, parce que les autres élus ne sont là que pour lever la main. Demain, il ne devrait y avoir qu’un exécutif élu pour appliquer les décisions prise par l’ensemble de la collectivité. On aurait alors l’obligation de consulter l’ensemble du corps électoral.

Par référendum ?
Ça ne serait plus un référendum. Parce qu’un référendum c’est uniquement oui ou non et c’est très lourd à organiser. La clé vient des réseaux sociaux. On imagine demain une plateforme équivalente à Facebook où chacun a un profil bien identifié. On discutera de sujets politiques, qui concernent la collectivité. Avec une possibilité de voter en toute sécurité. La consultation du peuple deviendrait très vite naturelle. De nos jours, la difficulté est que c’est extrêmement complexe lorsqu’on souhaite consulter le peuple. On a perdu cette habitude. Aussi bien les élus que l’ensemble de la population.

Quels outils avez-vous mis en place pour que cela change ?
Je suis en train de les construire, à la base je suis tout de même dans l’informatique. L’outil que j’imagine est clair et simple. Une plateforme Internet où chacun peut prendre les informations dont il a besoin, s’exprimer, avec une période définie pour soumettre les projets au vote.

La révolution de la démocratie participative passe par le numérique sans se déplacer dans une salle, dans une agora ?
C’est évident. Si on veut demain renouer le dialogue et provoquer du débat physique, ça passera par le numérique en amont.

Est-ce que les élus ont intérêt à ce que les débats se passent dans l’entre-soi que vous dénoncez ?
Oui, c’est la réalité. Moi ce n’est pas ma conception, mais c’est certain. Certains collègues maires me disent qu’on n’a pas à demander l’avis des citoyens. C’est le cas pour la loi Notre ( Nouvelle organisation du territoire de la République, NDLR) qui entraîne la fusion des intercommunalités. Si il y a bien un sujet où l’on doit demander l’avis au peuple, c’est celui-là. Effectivement, c’est complexe. Mais ce n’est pas plus évident pour les élus. Aujourd’hui les rapprochements vont se faire ou ne pas se faire pour des histoires de personnes et pas pour des raisons objectives. Chez nous, c’est ce qu’il se passe. Une réunion communautaire, j’ai demandé à consulter les gens. On me répond que cela n’a pas de sens, parce qu’on est là pour prendre des décisions. C’est navrant.
On a des élus qui sont là depuis trois générations et qui ne comprennent plus le monde dans lequel ils vivent. On ne peut pas passer toute sa vie dans un système et avoir le recul nécessaire. A titre personnel, ce mandat-là (2014-2020, NDLR) c’est le second et ça sera le dernier parce qu’au bout de douze ans, tu n’es plus aussi réactif. Tu peux continuer à travailler pour la collectivité, mais sous une autre forme.

Vous ne mettez pas en cause totalement le principe de démocratie représentative. Il faudra toujours des représentants ?
Oui, pour endosser les responsabilités. Il est fondamental de conserver la représentativité au sein de la démocratie participative pour ne pas être dans une forme de démocratie liquide. La différence avec la démocratie participative c’est qu’on a un corps électoral qui n’est pas toujours le même dans une démocratie liquide. On peut décider de participer ou pas. On peut déléguer son droit de vote à un autre. Sauf qu’en fonctionnant de cette manière, le corps électoral est mouvant, donc finalement ça déresponsabilise tout le monde.

Mais avec beaucoup plus de participation ?
Il faut trouver un équilibre entre ceux qui font la politique et ceux qui la subissent. Notre système fait en sorte que le premier objectif d’un politique est de viser sa propre réélection et que pour viser sa réélection, il faut faire en sorte qu’il n’y ait pas trop de crise. Lorsqu’on sait que tout changement génère de la crise, finalement on ne fait plus rien. C’est un formidable moteur à l’immobilisme. Il faut trouver un équilibre entre responsabilité et action. Notre pays, dans son fonctionnement, n’est pas réformable, sauf à avoir des élus qui se font un hara-kiri politique en faisant des choses impopulaires pendant cinq ans. Il faut rebattre les cartes, radicalement tout changer. Il y a trois problématiques, ce que j’appelle le triptyque des problématiques primaires : la politique, l’éducation et l’environnement. Rebâtir notre façon de faire de la politique, réadapter notre système d’éducation, ce qui changera notre rapport à l’environnement. Tant qu’on n’a pas fait ça, on ira dans le mur à chaque élection. Si on reste dans la même configuration, ça paraît évident qu’on ira au clash. C’est ce que les extrêmes veulent. Les partis qui sont dans le spectre républicain ne comprennent pas. De façade ils disent oui, mais comme ce système politique les fait vivre…
Arrêtons-nous sur le fonctionnement des partis politiques. On dit en France : « Les partis politiques on n’en veut plus ! » Regardons les résultats aux dernières législatives. Il n’y a pas un candidat élu sans parti. J’en suis le parfait exemple. Je suis allé aux législatives sans parti, pensant que les Français étaient prêts à changer. Finalement, je fais 6 %. C’est ridicule et les 6 %, je les prends uniquement localement. Là où je ne suis pas connu, les gens se raccrochent à une étiquette de parti. A chaque fois qu’un électeur vote pour une formation, c’est 1,50 € qui tombe dans la poche du parti pendant cinq ans. Pour commencer à percevoir, il faut 50 candidats du même parti qui obtiennent 1,5 %. Cette règle est faite pour favoriser les gros partis, les machines de guerre. Imaginons un mouvement citoyen. Cela va lui être très compliqué d’avoir 4 ou 5 candidats aux législatives, puisqu’une campagne coûte extrêmement cher et qu’ils sont presque sûr de perdre leur argent, puisqu’une campagne n’est remboursée par l’État que si le candidat parvient à faire 5 %. Jamais cette formation n’aura 50 candidats, qui fassent plus d’1,5 % des voix.
Si tu n’as pas les bons outils de communication, tu ne pénètres pas les gens, si tu ne pénètres pas les gens, tu ne peux pas faire changer les choses et si tu ne fais pas changer les choses, on arrive au constat qu’on dresse ici. Si on veut avoir la prétention de rebâtir un modèle démocratique et politique, il faut une forme de révolution citoyenne. Avoir des millions de personnes qui descendent dans les rues pour dire : « Stop, on arrête ». Mais il faut être conscient que si on met à plat tout le système, cela va créer de grosses difficultés. Aujourd’hui on n’est malheureusement pas assez au pied du mur pour avoir une prise de conscience collective. Je reste persuadé que le déficit désespoir qui caractérise notre société, nous mène à notre perte. Avec l’esprit morose, on devient immobile, alors qu’on devrait faire l’inverse. Parvenir à faire de nouveau participer les gens, c’est l’une des clés. Il faudra arriver aussi à ce que cette participation citoyenne soit obligatoire. Ça peut sembler absurde dans une démocratie de dire qu’on sera obligé de participer, c’est un peu dictatorial. Mais si on ne fait pas ça, ça ne marchera pas. En revanche, pour la deuxième génération, participer sera naturel.

Donc ce n’est pas seulement l’obligation du vote ?
Non, c’est l’obligation de la participation. Demain, le vote dans une démocratie participative, n’interviendra pas tous les 5 ans. Le vote se fera en même temps que tu vas consulter ton mur Facebook. Au lieu d’aller 30 minutes sur ce réseau social tous les jours, tu iras 30 minutes par semaine regarder ce qu’il y aura au vote, participer aux discussions. Avec le temps, cela deviendra naturel. Je suis depuis quelques années sur les réseaux sociaux. Quand je regarde mon mur, je me dis : « Mon dieu ! »

Ne craignez-vous pas qu’en mettant trop de choses sur les réseaux sociaux il puissent se retourner contre nous ? On sait que les informations de nos réseaux sociaux sont vendues à nos gouvernements ou à des entreprises. Afficher des idées révolutionnaires comme les vôtres sur les réseaux sociaux, n’est-ce pas dangereux ? Cela reviendrait à de la surveillance généralisée. Et sachant cela, est-ce que les gens voudront participer et s’afficher à ce point sur les réseaux ?
Une position peut te porter préjudice. Dans le monde actuel, c’est le cas. Mais imaginons le système participatif que j’évoque. On vote toujours pour des personnes, exactement comme aujourd’hui, avec un bulletin secret. Mais le vote pour des idées sera différent. L’objectif est d’arriver à savoir qui a voté pour quoi. Effectivement ce choix sera archivé, mais c’est aussi de cette manière qu’on responsabilise les gens. Le vote doit avoir un sens, une portée. Pour des idées, il ne faut pas voter à bulletin secret. A la mairie, quand on me demande si je veux qu’on vote à bulletin secret pour un budget, je réponds : « Absolument pas ! ». On est là pour défendre des idées. C’est bien le sens de la politique.

Comment faites-vous quand il s’agit d’idéologies ? Prenons l’exemple de Béziers qui veut instaurer une milice. Au moment du changement de majorité dans cette ville, n’y aura-t-il pas le risque d’assister à une chasse aux sorcières ?
C’est le risque. La parade est que le statut de l’élu aura changé. Je prône l’instauration du mandat unique, ce qui implique l’impossibilité de se faire réélire. Je propose un mandat unique de 10 ans pour un maire. C’est le temps pour arriver à influer sur le court des choses, au-delà c’est trop long et 6 ans, c’est trop court pour se mettre au fait des dossiers. J’imagine aussi un mandat révocable. Supposons qu’il faille 80 % du corps électoral afin de révoquer un exécutif. Si le seuil est atteint, on soumet cette proposition au vote.
Avec le mandat unique, le clientélisme disparaît. Le clientélisme n’existe que parce que le politique vise une réélection ou une élection ailleurs. Ces dispositions devraient faire un tri entre ceux qui font de la politique pour être utile à la collectivité et ceux qui font de la politique parce qu’ils ont envie à tout prix, par passion. C’est le pire. On aura des élus qui seront probablement davantage professionnels, mais qui ne seront plus les maîtres d’ouvrages, les donneurs d’ordres, mais des maîtres-d’œuvre. Ils seront là pour conseiller leurs maîtres d’ouvrages, c’est-à-dire leurs électeurs.

Ici à Friville-Escarbottin, vous avez les moyens de faire en sorte que les choses changent. Quand vous étiez conseiller général, avez-vous eu l’impression de servir à quelque chose ?
Je n’ai servi à rien. Si je ne suis pas reparti aux départementales en mars 2014, c’est que j’ai eu le sentiment d’être profondément inutile. Mais l’inutilité n’était pas absolue. Il y avait une forme de complémentarité entre mon poste de maire et celui de conseiller général, parce qu’il y a des politiques départementales déclinées à l’échelle locale. Cette prise d’informations était intéressante. Mais ce qui me gênait profondément, c’est que j’étais payé plus cher comme conseiller départemental que comme maire, alors qu’en tant que maire je suis responsable 7 jours/7, 24 heures/24, sur tout et n’importe quoi. Du trou dans la voirie à l’intoxication alimentaire à l’école. Au Département, tu n’exerces pas vraiment de responsabilité. Seul le président a une responsabilité, qui est encore plus lourde que celle du maire. Comme conseiller général, je siégeais trois jours par mois à Amiens. Mes déplacements étaient remboursés. C’est un monde à part et en plus de ça, c’est un lieu extrêmement politisé. La gauche et la droite. Le reste n’existe pas. La presse est là. On cherche toujours le clash. C’est un spectacle. Des gens tiennent des postures et jouent des rôles. Avoir une vision autre n’est pas possible. Pendant cinq ans, j’ai ramé. Je me suis inscrit dans une démarche majoritaire parce qu’il était hors de question pour moi d’être dans une démarche d’opposition, telle que l’opposition du conseil général la vivait, c’est-à-dire être contre toute proposition de la majorité.

Quelle sera votre forme d’engagement à l’avenir, après ce dernier mandat de maire ?
Je ne ferme pas de porte. Je ne serais pas candidat en 2020 à ma réélection. Même si ça ne sera pas facile. J’aurais passé douze ans de ma vie ici. J’ai des collaborateurs que je vois plus souvent que ma femme. J’ai grandi ici. J’aurais passé plus de temps ici, que dans ma vie professionnelle.

Ça pourrait être un mandat électif ?
Pourquoi pas, mais je vois difficilement comment. J’espère avoir toujours cet engagement, mais quelle forme il pourra prendre. Je n’en ai aucune idée. Est-ce que je dois continuer à avoir cet engagement collectif ou entrer dans le rang en travaillant pour moi ? Je ne cache pas que j’ai envie de reprendre mon entreprise et ne plus avoir ce poids de l’image publique. Mais ça serait idiot d’avoir dressé ce diagnostic et ne rien faire. Ce que je propose me semble être le sens de l’histoire. Si j’arrête, alors tout le monde arrêtera. Qui va le faire ? Alain Juppé ? Marine Le Pen ? Quand tu veux influer sur la société et pas seulement sur le cadre de vie comme je le fais en tant que maire, tu ne peux pas le faire à l’échelle locale, ce n’est pas possible. Il faut d’abord démarrer du haut. Je ne peux pas prendre un arrêté municipal pour obliger les gens à participer. Le cadre légal pour arriver à cela, c’est le parlement et le gouvernement. Quand je suis parti aux législatives, l’idée était de pouvoir influer. La seule possibilité d’atteindre le niveau national est de s’inscrire dans une démarche partisane. Mais choisir un camp veut dire cautionner le système. Alors je ne pourrai pas le dénoncer. Je ne serai pas crédible. Donc je tourne en rond.
Pour y parvenir, il faut une prise de conscience collective qui passera par une révolution sociétale. Comment y arriver ? Je suis incapable de le dire, pourtant j’ai le sentiment que plein de gens ont envie. Mais comment mettre tout ça en musique et ne pas retomber dans les travers habituels, faire en sorte que ton mouvement citoyen ne fonctionne pas avec les mêmes codes que les autres partis ?

« Une formation politique n’est qu’une machine à conquérir le pouvoir »

Jean-Luc Bennahmias, co-président avec Jean-Vincent Placé, de l’Union des démocrates et écologistes (UDE), membre du conseil économique et social, ancien député européen, vice-président du Mouvement démocrate et secrétaire national des Verts. (Entretien réalisé en janvier 2016).

Quel est l’intérêt d’un parti politique dans un système comme le nôtre ?
Les gens sont organisés autour de valeurs communes. Ils sont coordonnés et ont un but commun.

Vous ne le voyez pas comme une plateforme d’émancipation ou d’éducation du citoyen ? Ce n’est qu’une machine à conquérir le pouvoir ?
Une formation politique n’est qu’une machine à conquérir le pouvoir.

Les militants fuient justement les partis parce que leur seul intérêt est de distribuer des postes ou de conquérir le pouvoir. Ces mêmes militants demandent à avoir un laboratoire de formation de la pensée avec un fonctionnement interne démocratique. N’y a-t-il pas là l’explication du désintérêt pour les partis politiques ?
Le désintérêt des partis politiques vient principalement du fait qu’il y a un grand décalage entre le programme présenté par un parti politique et la réalité une fois la prise du pouvoir effective. Prenons l’exemple de l’arrivée de François Hollande à la tête de l’État. Il avait défini ce que pourrait être une vraie réforme fiscale dans ce pays. C’est ce qui rend Thomas Piketty [économiste, auteur du best-seller Le capital au XXIe siècle, NDLR] extrêmement hargneux vis-à-vis de François Hollande. La relation était allée très loin entre-eux, je pense, notamment sur la fusion de la CSG et de l’impôt sur le revenu. Bilan des courses, rien n’a été mis en œuvre.

Est-ce que vous considérez que le fonctionnement d’un parti politique peut être démocratique ?
Le monde politique ne permet absolument pas qu’un parti soit totalement démocratique. C’est impossible. Les réactions qu’il doit avoir face à l’actualité, ne permettent en aucun cas à un leader politique de faire part de sa position à l’ensemble de la formation. Par exemple, quand l’État français décide l’état d’urgence, vous pouvez discuter après, mais le jour où s’est annoncé, vous dites « oui » ou « non ». Vous ne demandez à personne son avis, parce qu’il faut répondre tout de suite. Avant de prendre une décision, il faudrait réunir le conseil national, les délégués de ceci, les délégués de cela. C’est impossible. C’est tout autant valable pour une association.

Quand on regarde le fonctionnement d’un parti comme Podemos en Espagne, on s’aperçoit qu’il semble avoir réussi l’émergence d’idées de la base, vers l’exécutif du parti. On ne le trouve pas vraiment dans nos partis français…
Malheureusement ! Je vais vous donner un exemple qui n’est pas le plus abouti : Nouvelle donne en France, s’est créée sur cette base-là. Mais aujourd’hui, en aucune manière, je pense que Podemos doit respecter cet aller-retour avec la base dans une gestion municipale, comme à Madrid et Barcelone. Cela voudrait dire que le parti politique est supérieur à la majorité politique qui a été créée pour gouverner, alors qu’il y a des alliances avec d’autres. Un exemple : vous êtes en alliance avec d’autres formations, avec lesquelles vous devez passer des compromis. Vous refaites descendre les compromis passés avec vos alliés dans votre propre formation ? Dix ans après, vous y êtes encore.
Prenons l’exemple de l’UDE. Dans ses statuts, il n’y a pas la volonté à ce que le militant de base puisse agir sur la direction ne manière totale. Plus le niveau est local, plus le point de vue national doit être souple. Plus on arrive à des réflexions nationales, européennes ou mondiales, plus c’est au bureau exécutif national de décider. Mais si une direction nationale doit être licenciée, les militants votent et la licencient. J’ai toujours défendu ça chez les Verts, quand j’étais secrétaire national. Certains me disaient : « T’as pris une décision la semaine dernière… » Je leur disais : « Mais si vous n’êtes pas content, vous êtes souverains. Vous pouvez me virer. » Ce qu’il ne faisait pas d’ailleurs.

Mettre trop de démocratie dans un parti politique peut nuire à son action ?
Cela empêche toute possibilité d’action. Si vous devez réagir, aux risques d’attentats en réunissant l’ensemble du gouvernement avant de prendre des décisions lors du 13 novembre, ça risque de mal se passer. Après, il faut faire valider les décisions prises par le conseil des ministres et par l’Assemblée nationale dans les jours qui suivent, d’accord. Mais dans l’immédiat, la chose est impossible.

Prenons l’exemple de Marseille. En 2014, pour les élections municipales, un collectif citoyen, les Gabians, dénonçait les projets pharaoniques du maire Jean-Claude Gaudin, les « éléphants blancs », etc. Il devait y avoir une quinzaine de porte-paroles…
C’est l’exemple parfait. J’avais fait la même chose quand j’étais dans une autre ville à Noisy-le-Grand. Réunir une dizaine de personnes en leur disant « vous allez tout décider », ne peut pas permettre l’émergence d’action.

Et pourtant c’est ce genre d’initiatives qui donne envie au citoyen de s’investir…
Je ne suis pas sûr que le citoyen veuille davantage de démocratie. Je suis sûr et certain que le citoyen s’en fout complètement.

Si le politique est si mal-aimé n’est-ce pas lié au fait que le citoyen se sent mis de côté ? Il ne sert à rien et le sait.
S’il crée une association sur tel ou tel sujet, il peut intervenir, à condition qu’il ait mis la puissance nécessaire de représentation et de validité de ce qu’il propose. C’est le phénomène Nimby [not in my backyard, pas dans mon jardin, en français, NDLR]. Si l’association s’appuie sur une majorité de personnes autour d’elle et est suffisamment solide pour s’opposer à un projet, il ne se fait pas. Croire que le citoyen veut décider de tout, cela fait très longtemps que je n’y crois plus. Quand j’étais plus jeune, j’étais partisan de l’autogestion, ce que je peux être parfois encore. Un exemple : dans une cage d’escalier, une ampoule manque. Je fais confiance au président de l’association de la cage d’escalier pour changer l’ampoule, choisir la marque et l’ampérage de l’ampoule. Si vous devez réunir tout le monde pour changer l’ampoule, on n’y arrive pas.

On ne pourrait pas faire fonctionner un pays de 64 millions de personnes avec une forme d’autogestion ?
Non, c’est pour ça qu’on a inventé les élections. Quand ils ne sont pas contents, ils votent. Mais il y a une telle déconnexion entre le programme des candidats et leur application une fois au pouvoir, que cela décourage à terme le citoyen d’aller voter.

Est-ce que ce système de démocratie représentative vous convient ?
Oui. Il me convient. Le citoyen lambda peut voter pour changer. L’exemple des Balkany à Levallois-Perret est terrible. Les habitants de Levallois votent Balkany. Monsieur et madame sont condamnés à une peine d’inéligibilité pendant 5 ans. Levallois, ville de droite, vote pour un RPR, à l’époque. Ce nouvel élu prend la place de Balkany et gère la ville tout aussi bien, et certainement de façon moins magouilleuse. Balkany revient après 5 ans, et que font les citoyens de Levallois, alors que le maire sortant se représente ? Ils revotent Balkany.
C’est assez désespérant de la part de la population. Je ne crois pas aux valeurs morales et éthiques de l’ensemble des citoyens. Ce n’est pas la valeur suprême. Élection après élection, vous voyez toujours les mêmes, c’est un peu embêtant. Quand vous regardez les sondages pour savoir qui va rénover la vie politique, en dehors d’Emmanuel Macron qui est un peu jeune, vous tombez sur Juppé ou Bayrou. Mélenchon a beau être critiqué, assassiné, être lui-même extrêmement agaçant, pour autant, sondage après sondage, il est toujours à 10-11 %, comme la dernière présidentielle. Bayrou a beau être ridiculisé, ne plus avoir de formation politique adéquate, il est toujours à 9-10 %. Juppé a beau avoir été éliminé par la justice, largement combattu en France, monsieur « droit dans ses bottes » et tout d’un coup les Français pensent que Juppé est l’homme de la situation.

Ça ne servirait à rien de faire émerger de nouveaux partis en France, à la Podemos, à la Syriza ?
Si on pouvait rajeunir, ce qui arrivera un jour, les personnalités mises en avant, ce serait très bien.

Ça ne servirait qu’à rajeunir le casting, sans pouvoir changer la grille de lecture ?
C’est ce que fait Hollande dans son gouvernement. Il fait de la couleur, de la diversité, de la jeunesse.

On ne peut pas peser sur le cours des choses… C’est très défaitiste comme point de vue.
C’est d’un pragmatisme total, mais ça ne vous surprendra pas de ma part. Croire qu’un seul pays peut mettre en place le nécessaire sur le plan des finances publiques, du social, c’est du baratin. C’est d’ailleurs pour ça, lorsque j’étais encore parlementaire européen, que la seule solution que je voyais, c’était l’augmentation au minimum par cinq du budget européen. Et là, j’étais en phase avec Dany [Daniel Cohn Bendit, NDLR]. J’ai perdu.

Si l’Europe fonctionne si mal, n’est-ce pas dû au fait qu’on soit allé trop loin dans l’Europe. Que c’est impossible avec ce système supra-national d’aboutir à une vraie démocratie ; de mettre en œuvre ce que les peuples veulent vraiment ?
Non. C’est ce qu’on appelle le fédéralisme. Par exemple, je débattais avec mes amis de gauche qui étaient contre l’OMC. Je disais : « Non, vous avez tort. Il faudrait arriver à une organisation mondiale du commerce, comme il faudrait une organisation mondiale de l’environnement. » Lors de la Cop 21, il y a un accord signé internationalement, il vaut ce qu’il vaut, mais c’est le meilleur qu’on n’ait jamais eu. Autant s’en féliciter. C’est comme ça qu’on peut bouleverser un peu les choses. A l’inverse, des gens prétendent que c’est au niveau local que tout va se décider. Bon très bien… ça c’est Rabhi [essayiste, agriculteur biologiste, à la tête du mouvement Colibri, NDLR].

Vous ne croyez pas à l’émergence de cellules locales qui pourraient tout d’un coup influer et changer le cours des choses ?
Je vais encore faire un discours totalement horrible, d’un réalisme total. Je pense que plus il y aura de mégalopoles dans le monde, plus la gestion de celles-ci sera d’une complexité absolue. Comment gérer des villes de plus de 30 millions d’habitants ? Ça demande forcément, a minima, un régime d’une autorité extrême. Comment gérer de façon démocratique ces cités ? Même en dictature, c’est difficile. Il faudrait un état d’urgence permanent avec une présence militaire permanente. Je ne dis pas que c’est bien. Au Brésil, Lula et après Rousseff, sont entrés militairement dans les bidonvilles, avec l’armée et des tanks, pour que la puissance des gangs ne soit pas exponentielle. Parce que dans un schéma démocratique, évidemment il n’y a pas que des gentils.

Donc il faudrait s’accommoder d’un peu de main forte ?
J’appelle ça gentiment de l’autorité. Ce qui évite pour moi de passer à l’autoritarisme supérieur. Un autre exemple, moi qui suis pourtant adhérent de la Ligue des droits de l’homme et qui hier manifestais contre l’État d’urgence, maintenant je ne vais pas manifester. Si l’État d’urgence était à plein temps et défini comme une marque normale de la vie en société, je me battrais contre. Mais qu’il y ait l’État d’urgence sur une période donnée après les attentats, en plus extrêmement soft, définie par le pouvoir, me paraît normal. Oui, le risque qu’il y ait de nouveaux attentats dans les semaines, les mois ou les années à venir est égal à 100 %. Est ce que l’État d’urgence permettra de tous les éviter ? Sûrement pas.

Arrêtons-nous un instant sur le mode de rémunération des partis politiques. Ne favorise-t-il pas les grosses machines au détriment des petits mouvements ? En sachant que pour des législatives, par exemple, à chaque fois qu’un électeur vote pour une formation politique 1,5 euro va dans la poche du parti pendant 5 ans. Mais pour commencer à percevoir, il faut 50 candidats du même parti qui obtiennent 1,5 %. Cette règle vous paraît-elle normale ?
Oui totalement. Quand on a démarré les Verts, ça nous a coûté cher. Oui, il fallait payer de notre poche. Si ce que vous représentez obtient un écho certain, vous devenez comme les Verts – après ils se débrouillent très bien pour se casser la gueule régulièrement mais ça c’est leur histoire interne, leur mode de penser. Évidemment dès que vous faites 30 %, vous rapportez plus d’argent que quand vous faites 1,5 %. Mais quand vous faites 1,5 %, vous commencez déjà à avoir un potentiel.

Comment pouvez-vous dire que cette règle de rémunération est juste et bonne démocratiquement ?
Avant, on payait tout de notre poche. Avant 1995, il n’y avait aucun système. Le financement de l’époque, était un financement de malettes arrivant de grandes entreprises, publiques et privées, qui permettaient de financer les partis politiques. Avec des appels d’offres truandés. C’est la triste réalité. A l’inverse le système américain est complètement fou parce qu’il n’y a aucune limite dans le financement. Donc le financement est entre les mains des grandes puissances financières. Ou de ceux qui sont déjà eux-mêmes puissances financières.

J’ai envie de terminer sur une question ouverte concernant le désamour du politique qui est à peu près au même niveau que celui du journaliste…
Il doit effectivement avoir un point d’écart. C’est un peu embêtant pour moi qui ai été les deux (rire).

… Comment voyez-vous l’avenir démocratique de notre pays et de l’Europe que vous connaissez bien ?
Je défends l’idée qu’en période de difficultés structurelles dans lesquelles nous sommes, il y a besoin d’une large union démocratique et qu’on arrête de baratiner sur des divergences, certes historiques mais qui n’ont plus beaucoup de vérité aujourd’hui sur la façon de gérer une commune, la façon de gérer un État. Tout ça demande des majorités qu s’accordent sur des valeurs démocratiques, même s’il sont du centre, de droite, de gauche, écolo ou je ne sais pas quoi. On n’est pas en période de crise tout le temps, mais là, la crise est gigantesque.