« Réveiller les citoyens sur les enjeux politiques »

Pierre-Alain Cardonna, co-fondateur du MJS en 1993. De 1997 à 2001, numéro 2 du MJS et permanent à Solférino. Ancien administrateur national de Léo-Lagrange jusqu’en 2011. Membre du collectif Région fraternité en 2004, en opposition au Front national. En 2001, chargé de mission auprès du directeur général des services d’Allauch (mairie PS). De 2008 à 2012, directeur de cabinet du maire de Vitrolles. Directeur de campagne auprès de Pape Diouf pour les élections municipales de Marseille en 2013-2014. Aujourd’hui salarié de l’Association régionale de développement local. Intervenant au CNFPT en charge de la formation des services de communication des collectivités territoriales sur la question de la démocratie locale. Membre du collectif « Pas sans nous ».

Quels enseignements tirez-vous de votre expérience de directeur de campagne auprès de Pape Diouf pour les élections municipales de Marseille en 2013-2014 ?
C’est la première fois qu’il y avait des candidats qui n’étaient pas issus du monde politique. Il y en avait un peu, mais très minoritaires, beaucoup de bobos et beaucoup d’acteurs des quartiers populaires. Il y avait cette diversité. Au-delà de cette capacité d’avoir pu rassembler des gens comme ça, il y avait sur le plan technique, on a démontré qu’on savait gérer une campagne. En deux mois, on a déposé des candidats sur 8 listes, parce qu’à Marseille, il y a 8 secteurs du fait des arrondissements. Techniquement, c’est comme s’il y avait 8 campagnes, les comptes sont séparés. Sans association, sans parti politique. Sur le plan technique, c’est une fierté. 80 % de la liste n’avait jamais fait de politique et dans l’équipe de campagne que je dirigeais, pas une personne n’avait déjà fait une campagne municipale. Mon directeur des finances était chef d’entreprise, comptable de formation donc professionnel, mais qui a découvert la procédure de comptes de campagne en un week-end.

Où avez vous pêché dans cette campagne ?
Il y a une chose qui ne dépend pas de nous. Dans le processus du Sursaut lancé en septembre 2013, il y a avait beaucoup de gens qui n’avaient plus envie de voter pour des partis classiques, notamment le PS, ils n’en pouvaient plus. Mais on était encore très repéré comme élu ou ancien élu. Mais j’en ai voulu à un certain nombre de médias qui n’ont pas suffisamment relayé cette diversité. On n’a pas été suffisamment repéré comme une vraie alternative. La seconde chose qui ne dépend pas de nous, c’est que Pape Diouf a hésité très longtemps, jusqu’à fin janvier 2014. Des gens qui avaient commencé avec nous, comme Pape ne se prononçait pas, sont partis avec le Front de gauche. Nous, on a tout fait pour essayer de faire quelque chose avec le Front de gauche, mais eux étaient dans une logique de prè-accord avec le PS. Ils ont discuté pendant un mois avec nous, mais en fait ils étaient déjà partis avec le PS. On aurait pu prétendre à une visibilité, une crédibilité plus importante avec eux pour une alternative. Pape, nous a permis d’être visible un minimum, médiatiquement et on avait des gens qui étaient reconnus dans le parcours professionnel ou militant.
On avait lancé la campagne autour d’une permanence à Colbert, tous les jours entre midi et deux, avec plusieurs thématiques. Le projet est toujours crédible aujourd’hui. Le seul regret en fait, est de ne pas avoir été suffisamment visible sur le plan médiatique. Les médias ont focalisé sur Pape Diouf. On n’a pas assez vu les 16 portraits des têtes de liste dans les 8 secteurs. Moi cette photo j’en étais très fier, mais pas assez relayée. Le programme non plus n’a pas été relayé. Mais j’assume le fait que Pape soit devenu tête de liste. Lui est moteur. Si cela a été possible, c’est qu’il a un vrai contact, une vraie reconnaissance avec les Marseillais. Mais derrière, il n’y avait pas que ça.

C’est la première fois que vous avez pu mettre en œuvre toutes vos convictions, vos croyances sur la société démocratique que vous souhaitez ?
Exactement. Et la méthode qui permet ça. Quand on faisait nos rencontres citoyennes, nos meetings en quelque sorte, on avait dans la salle tout Marseille. Des bobos, des gens des quartiers populaires. Beaucoup se sont rencontrés pour la première fois. On sentait quelque chose de vraiment bien dans l’air. Cela n’était jamais arrivé sur Marseille. La vraie difficulté, c’était le temps. On avait nos têtes de liste à la mi-février, mais les 303 noms des listes, tout début mars. Il nous restait trois semaines de campagne.

Outre le cadenas qu’est le temps, n’y a t-il pas d’autres freins à l’émergence d’initiatives citoyennes ?
Oui en partie. Il y a un aspect que j’ai volontairement nié, par manque de temps qui était que même dans notre équipe, des gens étaient en contact avec nos adversaires, parce que c’est la pratique locale. À Marseille, la vie politique, c’est avant tout de la paranoïa. Certains m’ont alerté. J’ai toujours dit : ‘si aujourd’hui, on doit être dans la paranoïa, c’est fini. On bloque la machine’. Aujourd’hui on part d’un principe que tout ce qu’on fait, on l’assume complètement. Au mieux, si c’est le bordel, ils diffuseront que c’est le bordel et nos adversaires ne seront pas inquiets. Au pire, s’ils s’aperçoivent qu’on est crédible, c’est le jeu et nous ça ne modifiera pas notre comportement. Comme l’enjeu pour moi était de développer de la confiance, je ne suis jamais tombé dans le piège. Certains, ont dû me pendre pour le grand naïf. J’étais lucide pour savoir qu’on ne pouvait pas gagner la ville de Marseille dans ce contexte, mais j’ai toujours intégré mon engagement pour le temps long. Je savais que ce qu’on faisait là, était d’abord de développer nos idées. Je voulais d’abord que sur le plan technique, sur les comptes de campagne, on soit irréprochable. Les candidats ont financé la campagne. Sur les 230 000 euros, que nous a coûté la campagne, il y a eu 30 000 euros de la part de Pape Diouf. L’un a mis 5 000, l’autre 10 000, etc. Avec la confiance d’être remboursé, parce qu’on savait qu’on allait dépasser les 5 %. À part un candidat dans un secteur qui a un peu perdu, globalement, tous ont été remboursés.
On a démontré que cette campagne était possible jusqu’au bout. C’est une vraie fierté. Pour moi la politique ce n’est pas compliqué. On a longtemps expliqué, que ce n’était que des professionnels. Beaucoup ne se sont pas autorisés à faire de la politique. Là, on a démontré avec cette campagne que c’était possible. En plus, c’était certainement la campagne des municipales la plus compliquée dans l’histoire de cette ville, sur le plan technique. Il y a autant de campagnes, de listes, qu’il y a d’arrondissements, comme à Lyon et Paris. C’était une campagne sans parti politique, sans association, donc sans financement.

Ça veut dire qu’une autre façon de faire de la politique, dans notre mode de fonctionnement, est possible ?
Complètement. Ce que je défends aujourd’hui avec la coordination Pas sans nous et avec ce que je fais depuis deux ans à Marseille autour des convergences des initiatives citoyennes, c’est que l’enjeu des engagements est de travailler à la qualité des relations entre les individus dans un collectif et non de travailler à la qualité uniquement des statuts et du cadre donné pour se protéger des relations entre individus. Dans notre société, la loi protège les plus faibles. Quand tu crées une association, tu rédiges des statuts. Quand tu crées un mouvement, tu intègres le fait que les règles doivent te protéger par rapport aux autres adhérents. Tu imagines comment la commission de conflits va traiter les problèmes, comment on va voter… Tu te mets en situation d’avoir un problème alors qu’il n’existe pas. Tu projettes un parcours qui est souvent difficile, par ce que tu as vécu dans d’autres mouvements, parce qu’on a jamais traité cette qualité-là. On renverse le problème. Les questions de qualité professionnelle, c’est une inspiration autour de la médiation, avec un collège de médiateurs. D’autres ont travaillé sur le bilan relationnel. Il y a le bilan moral, le bilan financier et le bilan relationnel. C’est prendre un temps pour s’interroger sur la qualité de nos relations entre individus. Dans beaucoup de mouvements, tu reproduis des phénomènes de domination. Combien de collectifs ont explosé pour ne pas avoir traiter ces questions ? On subit de l’ego, des guerres, des tensions. On ne traite pas suffisamment ces questions.

Vous n’êtes pas sur un changement de règles du processus démocratique, mais pour avoir le pouvoir, ça doit se passer en interne ?
Totalement. Autre processus qu’on a mis en place, c’est l’élection sans candidat. Dans la coordination Pas sans nous, qui rassemble plusieurs collectifs de quartiers, actuellement, tu as, à l’échelle locale et nationale, deux personnes par collectif de quartiers qui se rassemblent dans une coordination départementale. Ils décident ensemble de ce qu’ils veulent pour cette coordination, surtout l’élection sans candidat permet de fixer quelques responsabilités. Autour de la table, quand il y a suffisamment d’interconnaissances – et c’est un temps indispensable – chacun prend un papier et donne son avis sur la personne qui doit occuper telle fonction. Chacun annonce ses choix de façon transparente et on nomme celui qui a reçu le plus de voix. On demande à la personne si la responsabilité l’intéresse. Ça casse la logique de se porter candidat. Souvent le moteur de la candidature est portée par des choses qui ne relèvent pas de l’intérêt général : l’ego, la valorisation personnelle… Et souvent, l’élection est jouée d’avance. On passe des coups de fil avant. Tout cela génère de la crispation, de la méfiance. On l’a tous vécu 10 fois. Et ça provoque des explosions.

Vous proposez un système sociocratique. Quelle en est votre définition apliquée à la réalité ?
Je ne peux pas dire qu’aujourd’hui je mets en place un réel système sociocratique, parce que c’est un vrai cadre. Je m’en inspire. Je refuse de modéliser. Je suis dans un fonctionnement systémique et hybride. J’adapte mon vécu en fonction d’un contexte. Après les municipales, quand on lance le mouvement Changer la donne, on a eu toute une réflexion sur nos modes de fonctionnement, nos statuts. En interne, on se devait d’être exemplaire en matière démocratique. On a démarré la rédaction de nos statuts, avec chacun ses bagages. Ce sont souvent des mauvais souvenirs. Donc dans la rédaction des statuts, tu essaies de prévenir les conflits connus ailleurs. Naturellement, les statuts deviennent un vrai règlement intérieur. On y lit beaucoup plus la paranoïa de potentiels conflits, que vivre la qualité de la relation à construire avec son groupe. Il y a une diversité des parcours. Des gens expérimentés et d’autres pas du tout, même pas sur le fonctionnement associatif. Ceux-là viennent avec une forme de naïveté et je considère que c’est une vraie qualité, notamment pour débrider des gens qui sont parfois trop dans le cynisme. Pour moi, la maladie de la politique et à Marseille en particulier, c’est le cynisme et la paranoïa. Ce sont deux choses qui te flinguent toute dynamique. En parallèle à ça, j’étais déjà investi dans l’organisation de la quinzaine pour la convergence des initiatives citoyennes en 2014. Il y avait pas mal de réseaux et notamment, Yvan Maltcheff qui avait mis en œuvre un réseau qui s’appelait interaction, transformation personnelle. Il a arrêté en 2006-2007, mais c’est issu d’un groupe de recherche qui s’appelle le Groupe de recherche interdisciplinaire et de la revue transversale science culture, dont le rédacteur en chef a longtemps été Patrick Vivret. Ces gens ont travaillé, dès les années 1990, avec Edgar Morin, à la question des organisations et à l’interaction entre relations personnelles et collectives.

En quoi est-ce la solution pour l’émergence d’initiative citoyenne ? Des citoyens plus motivés parce qu’acteurs ?
La première chose est qu’il faut rester très modeste. Ce n’est pas un modèle. J’ai des ingrédients que j’applique. On essaie de travailler à la bonne proportion des ingrédients. Pour ce qui est de Change la donne, on l’a expérimenté, mais je ne peux pas dire qu’on l’a mis en œuvre. Le réseau n’est pas encore opérationnel. Chacun est par ailleurs très impliqué et on n’a pas le temps, ni l’énergie d’en faire une priorité de notre engagement. Ça a vocation à rester un peu en sommeil, en terme de visibilité extérieure. On consolide les relations entre nous. Sur Changer la donne, je ne peux pas en faire un bilan. Mais la coordination nationale Pas sans nous, à vocation à être visible. Au début de la création à Nantes, on avait un fonctionnement classique, surtout axé sur le développement du réseau. En janvier 2016, on a eu de nouveaux statuts. Il y a eu un travail de 6 mois avant la rédaction. Dans les statuts de Pas sans nous, on retrouve le collège des médiateurs, pour réguler les conflits, le bilan relationnel, l’élection sans candidat pour les membres du bureau collégial. On est en train de créer les coordinations départementales, parce que le principe est de développer le pouvoir d’agir des habitants et des collectifs locaux. Quand on a présenté nos statuts, ils ont été super bien accueillis. Chacun mettait des mots sur les malaises qu’ils avaient vécus. Tous ceux qui ont de l’expérience se sont écharpés. Les statuts ont été validés. Aujourd’hui on est dans la phase de mise en œuvre. Lors du conseil national de juillet, on va investir du temps sur la méthode. Là on s’inspire de méthodologie des scoops le Pavé, Vent debout de Toulouse… Comment travailler à la communication entre nous. La communication non violente. On construit notre conseil national avec ces outils.
Ça marche. À Marseille, on a réussi en deux ans à remettre les gens en confiance, alors qu’il y avait un passif. On ne laisse pas les problèmes s’enkyster. On est dans une phase difficile avec une société de violence et de tension. Manuel Valls et un certain nombre de personnes essaient de tendre. Quand on aborde les vrais sujets, la laïcité, l’islamophobie, ils nourrissent de la parano. On est avec des gens qui ont de lourds vécus. Il y a des discours racialistes, mais c’est aussi la conséquence – même si je ne sais pas qui est l’œuf ou la poule dans cette histoire – d’un discours du gouvernement qui tend sur ces questions-là, sur les questions identitaires pour ne pas évoquer la question sociale et économique avec la distribution des richesses. On essaie de nous vendre un sujet identitaire, alors que pour moi il est social. Le début médiatique est sur ces questions-là, alors que la réalité est qu’il y a des convergences à construire sur les enjeux sociaux, les enjeux de redistribution, de modèle économique en pleine transformation.

Dans cette coordination, quelle est la visée politique ? Voulez-vous conquérir le pouvoir, même au niveau local ?
La première visée est de réveiller les citoyens sur les enjeux politiques. Aujourd’hui, il y a des gens plus utiles à Marseille que n’importe quel élu au sein du conseil municipal. J’aurais été élu d’opposition, je me serais fait chier, à part avoir un peu accès à l’information et encore. Aujourd’hui je me sens dix fois plus utile, et c’est d’ailleurs pour ça qu’on n’a pas voulu fusionner avec la liste de Patrick Mennucci [député PS, ancien candidat au poste de maire de Marseille, NDLR]. Tout le monde ou presque a continué à fonctionner en réseau et à militer, en fonctionnant en réseau. Et ça c’est politique. On participe à la vie politique, dans une relation d’influence, de rapport de force. Après localement, pour répondre à votre question sous-jacente sur les échéances électorales, on ne se prend pas trop la tête. Mon rôle depuis longtemps est de travailler au terreau pour le fertiliser, pour faire en sorte que de plus en plus de gens se disent que la politique n’est pas le monde des professionnels. Mon seul enjeu est de montrer que c’est possible. Ça peu prendre une forme d’engagement citoyen dans des mouvements et ça pourrait prendre la forme d’une liste de candidats. Pour moi, le terreau fertile de Marseille a pour vocation de faire émerger une autre offre politique, mais je ne sais pas sous quelle forme. Le monde politique est en pleine transformation. Le PS, je ne vois pas comment il peut rester sous cette forme-là, tellement c’est n’importe quoi, tellement il y a des tensions d’ordre idéologique et personnel.
Aujourd’hui la majorité des Marseillais ne s’intéresse pas à la question politique, au sens électoral. Au moment des échéances, il y a de plus en plus d’abstentions. Dans certains quartiers l’abstention monte à 70 %, c’est un truc de malade. Je défends un modèle de société de gauche, parce que ça a encore un sens pour moi (plus égalitaire, plus respectueux de l’individu). L’électorat qui pourrait être derrière nous est un électorat qui s’abstient. Vous me posez la question, alors je réponds, mais ce n’est pas du tout notre priorité. On veut juste être utile aujourd’hui.

Est-ce que, ce que vous faites là, vous permet de vous préserver du cynisme, répandu en politique ?
Oui. J’aurais pu être très cynique. Mais je ne sais pas d’où ça vient – mes parents peut-être – j’ai de la confiance en moi, dans la relation aux autres. J’arrive a être dans l’écoute. Quand j’étais formé politiquement, au MJS, je suis passé par des moments d’apprentissage. Je balançais ma sauce, sans écouter. La question sur ce point est : qu’est ce qu’on est capable de tirer de nos expériences ? Moi, je sus très curieux. C’est ce que j’essaie de transmettre à mes filles. J’ai été nourri par les autres et ça m’a protégé du cynisme. Parce que le cynisme, c’est le fait de ne pas croire. Des expériences difficiles, tu n’en retiens que la faute aux autres. C’est ne jamais se remettre en question. Dans plein d’organisations, j’ai vécu la relation avec des gens qui étaient incapables de se remettre en question et qui avancaient dans le mur. Mais pour eux, c’était la faute des autres. On est la moitié du problème et la moitié de la solution. Souvent l’image qui m’est renvoyée c’est celle qu’un mec naïf et ça m’énerve. Ma naïveté je l’assume, la bonne naïveté, cette curiosité, cette apathie. Aujourd’hui à 43 ans, je renvoie des expériences qui ont fonctionné. Je suis fier de mon parcours, même si parfois j’ai échoué. Mais j’ai tenté de faire bouger des lignes, j’ai réussi à mobilier des gens. Ce qui est terrible, c’est que j’en connais plein des gens qui ont la même mentalité que moi, mais ils ne sont pas en position d’être visibles ou d’avoir un pouvoir, malheureusement. Comment ces gens restent-ils comme ils sont en ayant la possibilité d’accéder à des responsabilités. On va y arrive, mais je reste très modeste.

« Avoir un représentant n’incite pas à s’engager »

David Lefèvre, maire de Friville-Escarbotin (Somme). Ancien conseiller général de 2011 à 2014. Élu plus jeune maire de France en 2008, lors de son premier mandat, à l’âge de 23 ans. (Entretien réalisé en janvier 2016)

A la sortie de votre livre, dans une interview à la presse locale vous disiez: « On ne vit pas en démocratie, mais dans une forme d’aristocratie ». Comment en arrivez-vous à ce constat ?
C’est un vécu de sept années de mandat (depuis son élection comme maire en 2008, NDLR). Je constate que la politique et la démocratie sont deux choses distinctes, alors que la politique devrait être un outil au service de la démocratie. Aujourd’hui, la politique est une entité à part, avec ses propres codes et ses propres règles. Ceux qui s’accaparent le savoir dirigent. Si on en est arrivé aujourd’hui à un repli sur soi, sans envie de participer aux décisions qui nous concernent, ni aux associations, je pense que c’est fondamentalement historique. A la naissance de la démocratie en France, le savoir était entre les mains d’oligarques ou d’aristocrates. Même si la politique s’est démocratisée au fil des années, aujourd’hui encore, ne serait-ce que si on regarde la composition du parlement, il subsiste une forme d’aristocratie. La représentativité est loin d’être exhaustive et je ne parle pas uniquement de sexe, mais aussi de classes d’âges et de catégories sociales. Depuis la Révolution, il est naturel de déléguer son pouvoir, parce que le citoyen n’a pas la connaissance. Mais plus on avance dans le temps, plus les outils de communication se mettent en place.
Finalement, la vraie dernière révolution politique, ce sont les réseaux sociaux. Ils viennent bouleverser le rapport à l’information, y compris pour les politiques eux-mêmes. Je reste persuadé que ce qui pourra changer la donne, ce sont ces nouveaux outils de communication. Un équilibre se crée à nouveau. Cependant, il y a quelque chose de paradoxal. Aujourd’hui on a accès à l’information en grande quantité, mais on ne nous donne pas la possibilité de nous exprimer. Donc finalement, les gens restent chez eux. Cela crée de la frustration.
Il y a un autre facteur à prendre en compte, celui de la nature humaine. Je suis persuadé que la démocratie de demain devra être une démocratie participative. Mais la nature humaine a tendance à rechercher la facilité. La facilité, c’est glisser un bulletin dans l’urne tous les cinq ans ou six ans et se laver les mains de tout ce qui se passe entre les deux.

Vous soulevez le paradoxe. On n’a jamais été aussi bien informé et il y a un désintérêt pour la chose publique…
Cela peut s’expliquer logiquement. On a accès à l’information, mais on n’a pas les outils pour s’exprimer et explorer cette connaissance. La seule possibilité qu’on a aujourd’hui de s’exprimer est de voter pour des personnes. Voter pour des idées est extrêmement rare. La dernières fois qu’on l’a fait, l’avis du peuple n’a pas été suivi (David Lefèvre fait référence au référendum sur le Traité européen en 2005, NDLR). Le citoyen se dit : « Après tout, j’arrête. » Prenez par exemple une réunion de conseil municipal. Il n’y a que deux ou trois spectateurs par réunion et ces spectateurs réglementairement ne peuvent pas prendre la parole. Le citoyen se demande l’intérêt qu’il a à venir si c’est seulement pour écouter, sans influer.

Vous dites que la solution est la démocratie participative. Vous remettez donc en cause la démocratie représentative ?
Clairement. Avoir un représentant n’incite pas à s’engager. Aujourd’hui, vous déléguez votre pouvoir pendant 5-6 ans à une personne ou un groupe de personnes. Dans la pratique, on voit que cela est ridicule de penser qu’une personne pour qui on a voté prendra les mêmes décisions que si vous étiez à sa place.

Vous avez essayé la démocratie directe ou participative, mais ça n’a pas fonctionné à Friville…
Je n’ai pas encore jeté l’éponge. La difficulté c’est qu’à la base ce n’est pas mon job. On ne me paie pas pour mettre en place une démocratie participative. On me paie pour prendre des décisions. La décision doit revenir en dernier ressort au représentant élu, mais je pars du principe qu’elle doit émaner de la population. Quand j’invite les 5 000 habitants de Friville pour discuter de sujets importants comme les finances, l’imposition, de projets structurants, seuls trente personnes se déplacent. Toujours les mêmes. C’est fatigant et extrêmement frustrant. A l’inverse, quand j’invite cinquante personnes pour parler de travaux de voirie dans leur rue, quarante seront autour de la table. C’est la preuve que ça peut fonctionner. Encore faut-il que les gens se sentent concernés. Or, depuis des années on leur a dit que ce n’était pas leur problème, que les élus sont là pour prendre des décisions à leur place…

On a voulu les écarter ?
C’était une volonté. 95 % des élus considèrent qu’ils ont été élus pour prendre des décisions. Finalement, on ne peut pas leur en vouloir. C’est bien le principe de la démocratie représentative. Mais aujourd’hui, ça ne devrait plus fonctionner comme ça. Les élus devraient avoir une obligation de consulter la population, alors évidemment pas sur tous les sujets. Prenons l’exemple du conseil municipal. On a un exécutif, un conseil et une opposition. Aujourd’hui, on est 27 conseillers municipaux, mais on serait huit, c’est-à-dire seulement l’exécutif, ça ne changerait pas grand chose, parce que les autres élus ne sont là que pour lever la main. Demain, il ne devrait y avoir qu’un exécutif élu pour appliquer les décisions prise par l’ensemble de la collectivité. On aurait alors l’obligation de consulter l’ensemble du corps électoral.

Par référendum ?
Ça ne serait plus un référendum. Parce qu’un référendum c’est uniquement oui ou non et c’est très lourd à organiser. La clé vient des réseaux sociaux. On imagine demain une plateforme équivalente à Facebook où chacun a un profil bien identifié. On discutera de sujets politiques, qui concernent la collectivité. Avec une possibilité de voter en toute sécurité. La consultation du peuple deviendrait très vite naturelle. De nos jours, la difficulté est que c’est extrêmement complexe lorsqu’on souhaite consulter le peuple. On a perdu cette habitude. Aussi bien les élus que l’ensemble de la population.

Quels outils avez-vous mis en place pour que cela change ?
Je suis en train de les construire, à la base je suis tout de même dans l’informatique. L’outil que j’imagine est clair et simple. Une plateforme Internet où chacun peut prendre les informations dont il a besoin, s’exprimer, avec une période définie pour soumettre les projets au vote.

La révolution de la démocratie participative passe par le numérique sans se déplacer dans une salle, dans une agora ?
C’est évident. Si on veut demain renouer le dialogue et provoquer du débat physique, ça passera par le numérique en amont.

Est-ce que les élus ont intérêt à ce que les débats se passent dans l’entre-soi que vous dénoncez ?
Oui, c’est la réalité. Moi ce n’est pas ma conception, mais c’est certain. Certains collègues maires me disent qu’on n’a pas à demander l’avis des citoyens. C’est le cas pour la loi Notre ( Nouvelle organisation du territoire de la République, NDLR) qui entraîne la fusion des intercommunalités. Si il y a bien un sujet où l’on doit demander l’avis au peuple, c’est celui-là. Effectivement, c’est complexe. Mais ce n’est pas plus évident pour les élus. Aujourd’hui les rapprochements vont se faire ou ne pas se faire pour des histoires de personnes et pas pour des raisons objectives. Chez nous, c’est ce qu’il se passe. Une réunion communautaire, j’ai demandé à consulter les gens. On me répond que cela n’a pas de sens, parce qu’on est là pour prendre des décisions. C’est navrant.
On a des élus qui sont là depuis trois générations et qui ne comprennent plus le monde dans lequel ils vivent. On ne peut pas passer toute sa vie dans un système et avoir le recul nécessaire. A titre personnel, ce mandat-là (2014-2020, NDLR) c’est le second et ça sera le dernier parce qu’au bout de douze ans, tu n’es plus aussi réactif. Tu peux continuer à travailler pour la collectivité, mais sous une autre forme.

Vous ne mettez pas en cause totalement le principe de démocratie représentative. Il faudra toujours des représentants ?
Oui, pour endosser les responsabilités. Il est fondamental de conserver la représentativité au sein de la démocratie participative pour ne pas être dans une forme de démocratie liquide. La différence avec la démocratie participative c’est qu’on a un corps électoral qui n’est pas toujours le même dans une démocratie liquide. On peut décider de participer ou pas. On peut déléguer son droit de vote à un autre. Sauf qu’en fonctionnant de cette manière, le corps électoral est mouvant, donc finalement ça déresponsabilise tout le monde.

Mais avec beaucoup plus de participation ?
Il faut trouver un équilibre entre ceux qui font la politique et ceux qui la subissent. Notre système fait en sorte que le premier objectif d’un politique est de viser sa propre réélection et que pour viser sa réélection, il faut faire en sorte qu’il n’y ait pas trop de crise. Lorsqu’on sait que tout changement génère de la crise, finalement on ne fait plus rien. C’est un formidable moteur à l’immobilisme. Il faut trouver un équilibre entre responsabilité et action. Notre pays, dans son fonctionnement, n’est pas réformable, sauf à avoir des élus qui se font un hara-kiri politique en faisant des choses impopulaires pendant cinq ans. Il faut rebattre les cartes, radicalement tout changer. Il y a trois problématiques, ce que j’appelle le triptyque des problématiques primaires : la politique, l’éducation et l’environnement. Rebâtir notre façon de faire de la politique, réadapter notre système d’éducation, ce qui changera notre rapport à l’environnement. Tant qu’on n’a pas fait ça, on ira dans le mur à chaque élection. Si on reste dans la même configuration, ça paraît évident qu’on ira au clash. C’est ce que les extrêmes veulent. Les partis qui sont dans le spectre républicain ne comprennent pas. De façade ils disent oui, mais comme ce système politique les fait vivre…
Arrêtons-nous sur le fonctionnement des partis politiques. On dit en France : « Les partis politiques on n’en veut plus ! » Regardons les résultats aux dernières législatives. Il n’y a pas un candidat élu sans parti. J’en suis le parfait exemple. Je suis allé aux législatives sans parti, pensant que les Français étaient prêts à changer. Finalement, je fais 6 %. C’est ridicule et les 6 %, je les prends uniquement localement. Là où je ne suis pas connu, les gens se raccrochent à une étiquette de parti. A chaque fois qu’un électeur vote pour une formation, c’est 1,50 € qui tombe dans la poche du parti pendant cinq ans. Pour commencer à percevoir, il faut 50 candidats du même parti qui obtiennent 1,5 %. Cette règle est faite pour favoriser les gros partis, les machines de guerre. Imaginons un mouvement citoyen. Cela va lui être très compliqué d’avoir 4 ou 5 candidats aux législatives, puisqu’une campagne coûte extrêmement cher et qu’ils sont presque sûr de perdre leur argent, puisqu’une campagne n’est remboursée par l’État que si le candidat parvient à faire 5 %. Jamais cette formation n’aura 50 candidats, qui fassent plus d’1,5 % des voix.
Si tu n’as pas les bons outils de communication, tu ne pénètres pas les gens, si tu ne pénètres pas les gens, tu ne peux pas faire changer les choses et si tu ne fais pas changer les choses, on arrive au constat qu’on dresse ici. Si on veut avoir la prétention de rebâtir un modèle démocratique et politique, il faut une forme de révolution citoyenne. Avoir des millions de personnes qui descendent dans les rues pour dire : « Stop, on arrête ». Mais il faut être conscient que si on met à plat tout le système, cela va créer de grosses difficultés. Aujourd’hui on n’est malheureusement pas assez au pied du mur pour avoir une prise de conscience collective. Je reste persuadé que le déficit désespoir qui caractérise notre société, nous mène à notre perte. Avec l’esprit morose, on devient immobile, alors qu’on devrait faire l’inverse. Parvenir à faire de nouveau participer les gens, c’est l’une des clés. Il faudra arriver aussi à ce que cette participation citoyenne soit obligatoire. Ça peut sembler absurde dans une démocratie de dire qu’on sera obligé de participer, c’est un peu dictatorial. Mais si on ne fait pas ça, ça ne marchera pas. En revanche, pour la deuxième génération, participer sera naturel.

Donc ce n’est pas seulement l’obligation du vote ?
Non, c’est l’obligation de la participation. Demain, le vote dans une démocratie participative, n’interviendra pas tous les 5 ans. Le vote se fera en même temps que tu vas consulter ton mur Facebook. Au lieu d’aller 30 minutes sur ce réseau social tous les jours, tu iras 30 minutes par semaine regarder ce qu’il y aura au vote, participer aux discussions. Avec le temps, cela deviendra naturel. Je suis depuis quelques années sur les réseaux sociaux. Quand je regarde mon mur, je me dis : « Mon dieu ! »

Ne craignez-vous pas qu’en mettant trop de choses sur les réseaux sociaux il puissent se retourner contre nous ? On sait que les informations de nos réseaux sociaux sont vendues à nos gouvernements ou à des entreprises. Afficher des idées révolutionnaires comme les vôtres sur les réseaux sociaux, n’est-ce pas dangereux ? Cela reviendrait à de la surveillance généralisée. Et sachant cela, est-ce que les gens voudront participer et s’afficher à ce point sur les réseaux ?
Une position peut te porter préjudice. Dans le monde actuel, c’est le cas. Mais imaginons le système participatif que j’évoque. On vote toujours pour des personnes, exactement comme aujourd’hui, avec un bulletin secret. Mais le vote pour des idées sera différent. L’objectif est d’arriver à savoir qui a voté pour quoi. Effectivement ce choix sera archivé, mais c’est aussi de cette manière qu’on responsabilise les gens. Le vote doit avoir un sens, une portée. Pour des idées, il ne faut pas voter à bulletin secret. A la mairie, quand on me demande si je veux qu’on vote à bulletin secret pour un budget, je réponds : « Absolument pas ! ». On est là pour défendre des idées. C’est bien le sens de la politique.

Comment faites-vous quand il s’agit d’idéologies ? Prenons l’exemple de Béziers qui veut instaurer une milice. Au moment du changement de majorité dans cette ville, n’y aura-t-il pas le risque d’assister à une chasse aux sorcières ?
C’est le risque. La parade est que le statut de l’élu aura changé. Je prône l’instauration du mandat unique, ce qui implique l’impossibilité de se faire réélire. Je propose un mandat unique de 10 ans pour un maire. C’est le temps pour arriver à influer sur le court des choses, au-delà c’est trop long et 6 ans, c’est trop court pour se mettre au fait des dossiers. J’imagine aussi un mandat révocable. Supposons qu’il faille 80 % du corps électoral afin de révoquer un exécutif. Si le seuil est atteint, on soumet cette proposition au vote.
Avec le mandat unique, le clientélisme disparaît. Le clientélisme n’existe que parce que le politique vise une réélection ou une élection ailleurs. Ces dispositions devraient faire un tri entre ceux qui font de la politique pour être utile à la collectivité et ceux qui font de la politique parce qu’ils ont envie à tout prix, par passion. C’est le pire. On aura des élus qui seront probablement davantage professionnels, mais qui ne seront plus les maîtres d’ouvrages, les donneurs d’ordres, mais des maîtres-d’œuvre. Ils seront là pour conseiller leurs maîtres d’ouvrages, c’est-à-dire leurs électeurs.

Ici à Friville-Escarbottin, vous avez les moyens de faire en sorte que les choses changent. Quand vous étiez conseiller général, avez-vous eu l’impression de servir à quelque chose ?
Je n’ai servi à rien. Si je ne suis pas reparti aux départementales en mars 2014, c’est que j’ai eu le sentiment d’être profondément inutile. Mais l’inutilité n’était pas absolue. Il y avait une forme de complémentarité entre mon poste de maire et celui de conseiller général, parce qu’il y a des politiques départementales déclinées à l’échelle locale. Cette prise d’informations était intéressante. Mais ce qui me gênait profondément, c’est que j’étais payé plus cher comme conseiller départemental que comme maire, alors qu’en tant que maire je suis responsable 7 jours/7, 24 heures/24, sur tout et n’importe quoi. Du trou dans la voirie à l’intoxication alimentaire à l’école. Au Département, tu n’exerces pas vraiment de responsabilité. Seul le président a une responsabilité, qui est encore plus lourde que celle du maire. Comme conseiller général, je siégeais trois jours par mois à Amiens. Mes déplacements étaient remboursés. C’est un monde à part et en plus de ça, c’est un lieu extrêmement politisé. La gauche et la droite. Le reste n’existe pas. La presse est là. On cherche toujours le clash. C’est un spectacle. Des gens tiennent des postures et jouent des rôles. Avoir une vision autre n’est pas possible. Pendant cinq ans, j’ai ramé. Je me suis inscrit dans une démarche majoritaire parce qu’il était hors de question pour moi d’être dans une démarche d’opposition, telle que l’opposition du conseil général la vivait, c’est-à-dire être contre toute proposition de la majorité.

Quelle sera votre forme d’engagement à l’avenir, après ce dernier mandat de maire ?
Je ne ferme pas de porte. Je ne serais pas candidat en 2020 à ma réélection. Même si ça ne sera pas facile. J’aurais passé douze ans de ma vie ici. J’ai des collaborateurs que je vois plus souvent que ma femme. J’ai grandi ici. J’aurais passé plus de temps ici, que dans ma vie professionnelle.

Ça pourrait être un mandat électif ?
Pourquoi pas, mais je vois difficilement comment. J’espère avoir toujours cet engagement, mais quelle forme il pourra prendre. Je n’en ai aucune idée. Est-ce que je dois continuer à avoir cet engagement collectif ou entrer dans le rang en travaillant pour moi ? Je ne cache pas que j’ai envie de reprendre mon entreprise et ne plus avoir ce poids de l’image publique. Mais ça serait idiot d’avoir dressé ce diagnostic et ne rien faire. Ce que je propose me semble être le sens de l’histoire. Si j’arrête, alors tout le monde arrêtera. Qui va le faire ? Alain Juppé ? Marine Le Pen ? Quand tu veux influer sur la société et pas seulement sur le cadre de vie comme je le fais en tant que maire, tu ne peux pas le faire à l’échelle locale, ce n’est pas possible. Il faut d’abord démarrer du haut. Je ne peux pas prendre un arrêté municipal pour obliger les gens à participer. Le cadre légal pour arriver à cela, c’est le parlement et le gouvernement. Quand je suis parti aux législatives, l’idée était de pouvoir influer. La seule possibilité d’atteindre le niveau national est de s’inscrire dans une démarche partisane. Mais choisir un camp veut dire cautionner le système. Alors je ne pourrai pas le dénoncer. Je ne serai pas crédible. Donc je tourne en rond.
Pour y parvenir, il faut une prise de conscience collective qui passera par une révolution sociétale. Comment y arriver ? Je suis incapable de le dire, pourtant j’ai le sentiment que plein de gens ont envie. Mais comment mettre tout ça en musique et ne pas retomber dans les travers habituels, faire en sorte que ton mouvement citoyen ne fonctionne pas avec les mêmes codes que les autres partis ?

« Une formation politique n’est qu’une machine à conquérir le pouvoir »

Jean-Luc Bennahmias, co-président avec Jean-Vincent Placé, de l’Union des démocrates et écologistes (UDE), membre du conseil économique et social, ancien député européen, vice-président du Mouvement démocrate et secrétaire national des Verts. (Entretien réalisé en janvier 2016).

Quel est l’intérêt d’un parti politique dans un système comme le nôtre ?
Les gens sont organisés autour de valeurs communes. Ils sont coordonnés et ont un but commun.

Vous ne le voyez pas comme une plateforme d’émancipation ou d’éducation du citoyen ? Ce n’est qu’une machine à conquérir le pouvoir ?
Une formation politique n’est qu’une machine à conquérir le pouvoir.

Les militants fuient justement les partis parce que leur seul intérêt est de distribuer des postes ou de conquérir le pouvoir. Ces mêmes militants demandent à avoir un laboratoire de formation de la pensée avec un fonctionnement interne démocratique. N’y a-t-il pas là l’explication du désintérêt pour les partis politiques ?
Le désintérêt des partis politiques vient principalement du fait qu’il y a un grand décalage entre le programme présenté par un parti politique et la réalité une fois la prise du pouvoir effective. Prenons l’exemple de l’arrivée de François Hollande à la tête de l’État. Il avait défini ce que pourrait être une vraie réforme fiscale dans ce pays. C’est ce qui rend Thomas Piketty [économiste, auteur du best-seller Le capital au XXIe siècle, NDLR] extrêmement hargneux vis-à-vis de François Hollande. La relation était allée très loin entre-eux, je pense, notamment sur la fusion de la CSG et de l’impôt sur le revenu. Bilan des courses, rien n’a été mis en œuvre.

Est-ce que vous considérez que le fonctionnement d’un parti politique peut être démocratique ?
Le monde politique ne permet absolument pas qu’un parti soit totalement démocratique. C’est impossible. Les réactions qu’il doit avoir face à l’actualité, ne permettent en aucun cas à un leader politique de faire part de sa position à l’ensemble de la formation. Par exemple, quand l’État français décide l’état d’urgence, vous pouvez discuter après, mais le jour où s’est annoncé, vous dites « oui » ou « non ». Vous ne demandez à personne son avis, parce qu’il faut répondre tout de suite. Avant de prendre une décision, il faudrait réunir le conseil national, les délégués de ceci, les délégués de cela. C’est impossible. C’est tout autant valable pour une association.

Quand on regarde le fonctionnement d’un parti comme Podemos en Espagne, on s’aperçoit qu’il semble avoir réussi l’émergence d’idées de la base, vers l’exécutif du parti. On ne le trouve pas vraiment dans nos partis français…
Malheureusement ! Je vais vous donner un exemple qui n’est pas le plus abouti : Nouvelle donne en France, s’est créée sur cette base-là. Mais aujourd’hui, en aucune manière, je pense que Podemos doit respecter cet aller-retour avec la base dans une gestion municipale, comme à Madrid et Barcelone. Cela voudrait dire que le parti politique est supérieur à la majorité politique qui a été créée pour gouverner, alors qu’il y a des alliances avec d’autres. Un exemple : vous êtes en alliance avec d’autres formations, avec lesquelles vous devez passer des compromis. Vous refaites descendre les compromis passés avec vos alliés dans votre propre formation ? Dix ans après, vous y êtes encore.
Prenons l’exemple de l’UDE. Dans ses statuts, il n’y a pas la volonté à ce que le militant de base puisse agir sur la direction ne manière totale. Plus le niveau est local, plus le point de vue national doit être souple. Plus on arrive à des réflexions nationales, européennes ou mondiales, plus c’est au bureau exécutif national de décider. Mais si une direction nationale doit être licenciée, les militants votent et la licencient. J’ai toujours défendu ça chez les Verts, quand j’étais secrétaire national. Certains me disaient : « T’as pris une décision la semaine dernière… » Je leur disais : « Mais si vous n’êtes pas content, vous êtes souverains. Vous pouvez me virer. » Ce qu’il ne faisait pas d’ailleurs.

Mettre trop de démocratie dans un parti politique peut nuire à son action ?
Cela empêche toute possibilité d’action. Si vous devez réagir, aux risques d’attentats en réunissant l’ensemble du gouvernement avant de prendre des décisions lors du 13 novembre, ça risque de mal se passer. Après, il faut faire valider les décisions prises par le conseil des ministres et par l’Assemblée nationale dans les jours qui suivent, d’accord. Mais dans l’immédiat, la chose est impossible.

Prenons l’exemple de Marseille. En 2014, pour les élections municipales, un collectif citoyen, les Gabians, dénonçait les projets pharaoniques du maire Jean-Claude Gaudin, les « éléphants blancs », etc. Il devait y avoir une quinzaine de porte-paroles…
C’est l’exemple parfait. J’avais fait la même chose quand j’étais dans une autre ville à Noisy-le-Grand. Réunir une dizaine de personnes en leur disant « vous allez tout décider », ne peut pas permettre l’émergence d’action.

Et pourtant c’est ce genre d’initiatives qui donne envie au citoyen de s’investir…
Je ne suis pas sûr que le citoyen veuille davantage de démocratie. Je suis sûr et certain que le citoyen s’en fout complètement.

Si le politique est si mal-aimé n’est-ce pas lié au fait que le citoyen se sent mis de côté ? Il ne sert à rien et le sait.
S’il crée une association sur tel ou tel sujet, il peut intervenir, à condition qu’il ait mis la puissance nécessaire de représentation et de validité de ce qu’il propose. C’est le phénomène Nimby [not in my backyard, pas dans mon jardin, en français, NDLR]. Si l’association s’appuie sur une majorité de personnes autour d’elle et est suffisamment solide pour s’opposer à un projet, il ne se fait pas. Croire que le citoyen veut décider de tout, cela fait très longtemps que je n’y crois plus. Quand j’étais plus jeune, j’étais partisan de l’autogestion, ce que je peux être parfois encore. Un exemple : dans une cage d’escalier, une ampoule manque. Je fais confiance au président de l’association de la cage d’escalier pour changer l’ampoule, choisir la marque et l’ampérage de l’ampoule. Si vous devez réunir tout le monde pour changer l’ampoule, on n’y arrive pas.

On ne pourrait pas faire fonctionner un pays de 64 millions de personnes avec une forme d’autogestion ?
Non, c’est pour ça qu’on a inventé les élections. Quand ils ne sont pas contents, ils votent. Mais il y a une telle déconnexion entre le programme des candidats et leur application une fois au pouvoir, que cela décourage à terme le citoyen d’aller voter.

Est-ce que ce système de démocratie représentative vous convient ?
Oui. Il me convient. Le citoyen lambda peut voter pour changer. L’exemple des Balkany à Levallois-Perret est terrible. Les habitants de Levallois votent Balkany. Monsieur et madame sont condamnés à une peine d’inéligibilité pendant 5 ans. Levallois, ville de droite, vote pour un RPR, à l’époque. Ce nouvel élu prend la place de Balkany et gère la ville tout aussi bien, et certainement de façon moins magouilleuse. Balkany revient après 5 ans, et que font les citoyens de Levallois, alors que le maire sortant se représente ? Ils revotent Balkany.
C’est assez désespérant de la part de la population. Je ne crois pas aux valeurs morales et éthiques de l’ensemble des citoyens. Ce n’est pas la valeur suprême. Élection après élection, vous voyez toujours les mêmes, c’est un peu embêtant. Quand vous regardez les sondages pour savoir qui va rénover la vie politique, en dehors d’Emmanuel Macron qui est un peu jeune, vous tombez sur Juppé ou Bayrou. Mélenchon a beau être critiqué, assassiné, être lui-même extrêmement agaçant, pour autant, sondage après sondage, il est toujours à 10-11 %, comme la dernière présidentielle. Bayrou a beau être ridiculisé, ne plus avoir de formation politique adéquate, il est toujours à 9-10 %. Juppé a beau avoir été éliminé par la justice, largement combattu en France, monsieur « droit dans ses bottes » et tout d’un coup les Français pensent que Juppé est l’homme de la situation.

Ça ne servirait à rien de faire émerger de nouveaux partis en France, à la Podemos, à la Syriza ?
Si on pouvait rajeunir, ce qui arrivera un jour, les personnalités mises en avant, ce serait très bien.

Ça ne servirait qu’à rajeunir le casting, sans pouvoir changer la grille de lecture ?
C’est ce que fait Hollande dans son gouvernement. Il fait de la couleur, de la diversité, de la jeunesse.

On ne peut pas peser sur le cours des choses… C’est très défaitiste comme point de vue.
C’est d’un pragmatisme total, mais ça ne vous surprendra pas de ma part. Croire qu’un seul pays peut mettre en place le nécessaire sur le plan des finances publiques, du social, c’est du baratin. C’est d’ailleurs pour ça, lorsque j’étais encore parlementaire européen, que la seule solution que je voyais, c’était l’augmentation au minimum par cinq du budget européen. Et là, j’étais en phase avec Dany [Daniel Cohn Bendit, NDLR]. J’ai perdu.

Si l’Europe fonctionne si mal, n’est-ce pas dû au fait qu’on soit allé trop loin dans l’Europe. Que c’est impossible avec ce système supra-national d’aboutir à une vraie démocratie ; de mettre en œuvre ce que les peuples veulent vraiment ?
Non. C’est ce qu’on appelle le fédéralisme. Par exemple, je débattais avec mes amis de gauche qui étaient contre l’OMC. Je disais : « Non, vous avez tort. Il faudrait arriver à une organisation mondiale du commerce, comme il faudrait une organisation mondiale de l’environnement. » Lors de la Cop 21, il y a un accord signé internationalement, il vaut ce qu’il vaut, mais c’est le meilleur qu’on n’ait jamais eu. Autant s’en féliciter. C’est comme ça qu’on peut bouleverser un peu les choses. A l’inverse, des gens prétendent que c’est au niveau local que tout va se décider. Bon très bien… ça c’est Rabhi [essayiste, agriculteur biologiste, à la tête du mouvement Colibri, NDLR].

Vous ne croyez pas à l’émergence de cellules locales qui pourraient tout d’un coup influer et changer le cours des choses ?
Je vais encore faire un discours totalement horrible, d’un réalisme total. Je pense que plus il y aura de mégalopoles dans le monde, plus la gestion de celles-ci sera d’une complexité absolue. Comment gérer des villes de plus de 30 millions d’habitants ? Ça demande forcément, a minima, un régime d’une autorité extrême. Comment gérer de façon démocratique ces cités ? Même en dictature, c’est difficile. Il faudrait un état d’urgence permanent avec une présence militaire permanente. Je ne dis pas que c’est bien. Au Brésil, Lula et après Rousseff, sont entrés militairement dans les bidonvilles, avec l’armée et des tanks, pour que la puissance des gangs ne soit pas exponentielle. Parce que dans un schéma démocratique, évidemment il n’y a pas que des gentils.

Donc il faudrait s’accommoder d’un peu de main forte ?
J’appelle ça gentiment de l’autorité. Ce qui évite pour moi de passer à l’autoritarisme supérieur. Un autre exemple, moi qui suis pourtant adhérent de la Ligue des droits de l’homme et qui hier manifestais contre l’État d’urgence, maintenant je ne vais pas manifester. Si l’État d’urgence était à plein temps et défini comme une marque normale de la vie en société, je me battrais contre. Mais qu’il y ait l’État d’urgence sur une période donnée après les attentats, en plus extrêmement soft, définie par le pouvoir, me paraît normal. Oui, le risque qu’il y ait de nouveaux attentats dans les semaines, les mois ou les années à venir est égal à 100 %. Est ce que l’État d’urgence permettra de tous les éviter ? Sûrement pas.

Arrêtons-nous un instant sur le mode de rémunération des partis politiques. Ne favorise-t-il pas les grosses machines au détriment des petits mouvements ? En sachant que pour des législatives, par exemple, à chaque fois qu’un électeur vote pour une formation politique 1,5 euro va dans la poche du parti pendant 5 ans. Mais pour commencer à percevoir, il faut 50 candidats du même parti qui obtiennent 1,5 %. Cette règle vous paraît-elle normale ?
Oui totalement. Quand on a démarré les Verts, ça nous a coûté cher. Oui, il fallait payer de notre poche. Si ce que vous représentez obtient un écho certain, vous devenez comme les Verts – après ils se débrouillent très bien pour se casser la gueule régulièrement mais ça c’est leur histoire interne, leur mode de penser. Évidemment dès que vous faites 30 %, vous rapportez plus d’argent que quand vous faites 1,5 %. Mais quand vous faites 1,5 %, vous commencez déjà à avoir un potentiel.

Comment pouvez-vous dire que cette règle de rémunération est juste et bonne démocratiquement ?
Avant, on payait tout de notre poche. Avant 1995, il n’y avait aucun système. Le financement de l’époque, était un financement de malettes arrivant de grandes entreprises, publiques et privées, qui permettaient de financer les partis politiques. Avec des appels d’offres truandés. C’est la triste réalité. A l’inverse le système américain est complètement fou parce qu’il n’y a aucune limite dans le financement. Donc le financement est entre les mains des grandes puissances financières. Ou de ceux qui sont déjà eux-mêmes puissances financières.

J’ai envie de terminer sur une question ouverte concernant le désamour du politique qui est à peu près au même niveau que celui du journaliste…
Il doit effectivement avoir un point d’écart. C’est un peu embêtant pour moi qui ai été les deux (rire).

… Comment voyez-vous l’avenir démocratique de notre pays et de l’Europe que vous connaissez bien ?
Je défends l’idée qu’en période de difficultés structurelles dans lesquelles nous sommes, il y a besoin d’une large union démocratique et qu’on arrête de baratiner sur des divergences, certes historiques mais qui n’ont plus beaucoup de vérité aujourd’hui sur la façon de gérer une commune, la façon de gérer un État. Tout ça demande des majorités qu s’accordent sur des valeurs démocratiques, même s’il sont du centre, de droite, de gauche, écolo ou je ne sais pas quoi. On n’est pas en période de crise tout le temps, mais là, la crise est gigantesque.

IV- Les raisons d’espérer

© Lou
Une révolution déjà en place

Heureusement, des exemples contemporains donnent tort à ces penseurs et théoriciens de la confiscation du pouvoir.
Prenons le temps d’en développer quelques uns. Dans la Drôme, au sud de Valence, un village a renversé l’organisation pyramidale de la vie publique : un maire qui décide de tout, pour tout le monde. À Saillans, les quelques 1 200 habitants « ont tous été élus du premier tour ». Pour écarter le maire sortant, une liste collégiale a été formée, sans programme, en 2014, lors de l’élection municipale. Tous, se sont réappropriés la cité. La liste citoyenne, a imaginé un fonctionnement qui permet, dans l’absolu d’exclure le maire, avec des assemblées participatives, une à deux fois par an, des commissions régulières d’habitants pour prendre des décisions mineures et des référendum en cas d’absence de consensus. « Notre démarche repose sur l’expertise d’usage des habitants. Chacun est expert de sa rue, de son village », confie une élue en charge de la jeunesse, à Reporterre.
Longtemps avant Saillans, une forme d’autogestion municipale avait émergé dans le Doubs, dans le village de Vaudoncourt. Les 800 habitants s’étaient lancés dans cette dynamique participative au début des années 1970. Depuis des décennies, les habitants ont bâti leur cité, sans laisser la possibilité de gouverner à seulement quelques-uns. En plus des différentes instances mises en place pour continuellement co-construire le village, à Vaudoncourt, les habitants peuvent prendre la parole en séance du conseil municipal. Une pratique impossible ailleurs, au grand dam du maire de Friville-Escarbotin, qui fait tout pour instaurer une démocratie horizontale.

Ça change du discours des Shumpeter et autres Bernays ! Aujourd’hui, ces villages fonctionnent toujours de la sorte, à voir, si cela va perdurer.
Voilà deux exemples parfaits d’un projet révolutionnaire, au sens où son fonctionnement est très loin du système clanique, laissant les rênes du pouvoir au seul maire. Comme le souligne Cornelius Castoriadis «  révolution ne signifie pas des massacres, des rivières de sang, l’extermination des Chouans ou la prise du Palais d’Hiver ». Dans ces exemples vivants, chaque citoyen a la possibilité de participer à l’élaboration des lois pour la communauté.
Le maire de Friville-Escarbottin, David Lefèvre, souhaite lui aussi une généralisation de cette « prise de conscience collective » qui « passera par une révolution sociétale »6.

A une échelle bien plus grande, un collectif s’était levé à Marseille, en vue de l’élection municipale de 2014. Une liste emmené par le célèbre Pape Diouf, ancien président de l’OM, était basée sur ce désir de plus de démocratie. Un vœu pieux à Marseille ? Pas tellement, la liste du mouvement Changer la donne a réuni 6% des suffrages exprimés, en 2014. Pierre-Alain Cardonna, qui a dirigé cette campagne électorale, en garde une grande fierté. D’abord, parce que « c’est la première fois qu’il y avait des candidats qui ne sont pas issus du monde politique ». 80 % des personnes présentes sur les listes de Changer la donne, n’étaient issus des rangs des partis. Les autres, à l’image de Pierre-Alain Cardonna voulaient les renverser. Malgré cet « amateurisme », en quelques mois « on a démontré qu’on savait gérer une campagne ». Alors que présenter des listes à Marseille est un pari que seuls les plus fous peuvent relever, sans appui logistique d’une structure partisane. Pour conquérir le siège du maire, il faut présenter huit listes, avec chacune des comptes de campagne séparés ; Marseille étant découpée en secteurs, composés chacun de deux arrondissements. Avec Paris et Lyon, c’est une des villes les plus difficiles à conquérir en France et pourtant un tel mouvement a été possible.

Le remède primaire

Cette demande de plus d’implication de la part des populations devient si persistante et légitime que les institutions renouvellent leurs modes d’organisations. D’abord, les partis politiques, tellement délégitimés et inopérants, ont dû inventer le système des primaires pour redonner de la force au candidat issu de leurs rangs. Une bouffée d’air frais tellement nécessaire que le parti gaulliste qu’était l’UMP et maintenant Les Républicains, s’est plié à cette nouvelle règle.
Mais le premier à le mettre en place en France, c’est bien le parti de la rose, en 2011. Avec près de trois millions de votants, François Hollande est sorti vainqueur et est devenu président de la République. Plus tard le PS a expérimenté cette nouvelle formule a l’échelle municipale, dans la deuxième ville du pays. « Marseille va être la principale ville de France où il y aura une primaire à gauche. Ça sera un laboratoire pour d’autres primaires municipales », disait Jean-Pierre Mignard, alors porte-parole de la Haute autorité du PS, au moment de son lancement en juin 2013. À l’issue du scrutin, le député socialiste Patrick Mennucci était sorti victorieux avec 57% des suffrages en sa faveur.

Près de 24 000 Marseillas avaient alors pris part au vote. Cette forte mobilisation a permis une chose : éviter les tours de passe-passe bien connus sur le Vieux-port. Le temps des bourrages d’urnes et l’époque où les morts avaient le droit de vote se sont vus balayer. Ce qui était possible avec 2 000 militants ne l’était plus avec 24 000 votants. Pour Patrick Mennucci la primaire représentait « un dispositif loin des baronnies, loin des fausses cartes et des complaisances ». Avec cet assainissement des partis et une nouvelle appropriation populaire de la chose publique, les primaires sont certainement le premier remède à la défiance politique. En 2013, Jean-Pierre Mignard était même favorable à ce que « les primaires en politique figurent dans la loi de la République ». En 2017, l’avocat au barreau de Paris, estime toujours que « c’est un progrès pour les citoyens », mais ne sait pas déterminer si elles « correspondent à un progrès voulu ou contraint » du fait de la médiocrité des organes partisans. Pour lui, en plus d’être une avancée démocratique, elles sont surtout « le cache-misère des partis ».

En plus des partis, les institutions publiques recherchent également une nouvelle légitimité démocratique grâce à la participation citoyenne. Avec quel outil ? Le numérique.

Le « civic tech », un renouveau démocratique

2014 est l’année de la première loi façonnée par les citoyens via une plate-forme numérique participative. Le projet de loi pour une république numérique porté par Axelle Lemaire proposait de contribuer à la rédaction de la loi sur un site dédié. Toutes celles et ceux qui souhaitaient apporter leur éclairage, leur proposition, donner leur avis en avait la possibilité. Un amendement rédigé sur la plate-forme est passé à l’Assemblée nationale sans aucune retouche. Voici un symbole portant à son paroxysme l’accès direct aux institutions permis par l’outil numérique.
« Pour la loi numérique, nous avons construit un processus unique où même les lobbys devaient utiliser la plate-forme. C’est primordial, il n’y a pas une voie royale opposée à celle des citoyens lambdas », témoigne Thibault Dernoncourt, Directeur conseil de Cap Collectif et militant d’une démocratie transparente et horizontale, lors du 28e forum de la communication publique et territoriale qui s’est tenu à Marseille, le 7 décembre 2016.
« On est convaincu qu’on est arrivé au bout d’un système dans la démocratie comme partout ailleurs. Et tout le monde s’en rend compte, dans les collectivités comme dans le monde du travail. La gouvernance avec des structures pyramidales, hiérarchiques, avec un grand chef qui décide pour tout le monde, a déjà montré ses limites. On est déjà en train d’essayer de monter des nouveaux processus au domaine démocratique », appuie Thibault Dernoncourt lors de ce forum de la communication publique et territoriale. Son entreprise intervient auprès des collectivités pour structurer la vie démocratique avec des applications pour réaliser des consultations, des budgets participatifs, des appels à projet, des boites à idées, des questionnaires, des interpellations publiques. Pour Thibault Dernoncourt, un des exemple d’utilisation le plus intéressant est lorsqu’un parlementaire « publie ces propositions de loi en amont, avant de les proposer à l’Assemblée et demande aux citoyens : »Est-ce que mes propositions sont bonnes, est-ce que vous en avez d’autres ? ». » Le but de ces entrepreneurs-militants d’une démocratie du XXIe siècle ? Faire le pari du collectif.
Les collectivités territoriales sont de plus en plus nombreuses à expérimenter la plate-forme ou d’autres solutions de « civic tech », expression à la mode pour désigner les technologies à usage démocratique. Nathalie Appéré (PS), la maire de Rennes a fait appel à l’entreprise pour mettre en œuvre sa « Fabrique citoyenne », promise pendant la campagne de 2014. Elle est composée de plusieurs budgets participatifs à gérer par les citoyens. En 2016, plus de 30 clients, collectivités ou ONG ont fait appel aux services de Cap Collectif. Les collectivités territoriales sont de plus en plus curieuses. Le discours pour une démocratie participative, ouverte et transparente grâce aux outils numériques s’impose peu à peu dans les campagnes électorales. Comme à Grenoble où le maire Eric Piolle (EELV) a communiqué sur ce thème aux municipales de 2014 et s’est exécuté en mettant en place des budgets participatifs et de nombreuses consultations.
Avec les outils numériques et une communication adéquate, le citoyen peu reprendre sa place, au plus haut de la tour de contrôle. Camille Estesse, chargée de communication à la métropole de Rennes, a remarqué une forte participation des agents des services municipaux dans le programme Fabrique citoyenne. La plate-forme a libéré la parole et l’expertise précieuse d’expert non mobilisés d’ordinaire parce qu’étouffée hiérarchiquement.
Mais « attention, il faut des projets structurants et mobilisateurs où il y a une réelle marge de manœuvre pour la décision finale, prévient Camille Estesse. Ça ne marche que si une volonté politique forte appuie la démarche et qu’on ne l’utilise pas comme gadget. L’outil ne fait pas tout ». Les interlocuteurs de l’atelier « J’ai co-construit la loi numérique », insiste également sur le fait que c’est un nouveau moyen mobilisateur qui ne remplace pas les réunions physiques, c’est un plus à mobiliser lors d’une situation idoine.

« Le réveil de la  »politique de la rue » »

Alors que des discours nous assurent que le monde est entré dans l’ère de la dépolitisation, ces exemples appellent à la nuance et à l’espérance.
Une prise de conscience des peuples à s’occuper de la res publica, qui s’est fait au niveau mondiale avec cette vague de fronde politique qui a déferlé en janvier 2011 : les révolutions arabes. D’abord Tunis, avec l’immolation par le feu d’un vendeur ambulant, puis toutes la capitale du monde, avec une chasse aux dictateurs d’une rare violence. Des « mobilisations inattendues » et « apparemment inépuisables ». Pour Albert Ogien et Sandra Laugier, « le réveil de la  »politique de la rue » a changé la donne ».
De puissants changements certainement rendus possibles par le « grand remplacement », générationnel. En effet, comme l’a constaté le grand-reporter Christophe Deroubaix aux États-Unis, la génération qui arrive est porteuse de tous les espoirs.
Selon ce journaliste, les Millenials « ont été vaccinés par la plus grande crise économique de ces cinq dernières années. On les croyait le nez collé sur leur écran, ils se pointent à la fenêtre du monde ». Une nouvelle génération combinée à une farouche volonté d’innovation des classes populaires proposent un contre-projet à la mondialisation imposée. Toute une « France périphérique » se libère devant un manque de considération. Comme le démontre Christophe Guilly, « les classes populaires ont entamé un long processus de désaffiliation politique et culturelle ». Nous assistons au « grand marronnage » (Guilly fait référence aux esclaves qui ont fuit les plantations). La classe populaire ne remet plus son destin aux mains de partis politiques et bouscule l’ordre organisé depuis des décennies, elle propose une société alternative, reconstruisant des « lieux tiers » et des économies locales. Ce qui souvent paraît comme un désintérêt politique manifesté par une abstention massive est en réalité un cri de colère.
Le citoyen n’a plus besoin d’être pris par la main en étant représenté. Il veut s’exprimer, malheureusement dans un cadre démocratique étriqué qui n’a pas été pensé à cet effet. Un monde nouveau veut émerger.

Les bars de nuit à Dieppe (Seine-Maritime) : une économie en chute libre

(extrait d’un article paru dans le journal Les informations dieppoises en mars 2014).
Un bar par jour tout au long de l’année. Il y a moins de trente ans, le Dieppois pouvait commander son demi dans les 395 établissements de la commune. Tous les anciens confirment cette légende qui n’en serait pas une. Cette époque est révolue.
Actuellement, Dieppe (Seine-Maritime) ne compte pas plus de 136 licencies IV (autorisation de vendre toutes les boissons alcoolisées). Il s’agit du nombre officiel déclaré en mairie. La vérité serait nettement moins glorieuse, puisque sont comptés les restaurants, les bars en liquidation judiciaire ou les ventes en cours. En réalité, il y aurait près de 70 bars. Et si on veut sortir le soir pour faire la « bringue » entre amis, l’étau se resserre. Il y a moins d’une dizaine de bonnes adresses. La culture du bar s’est perdue. Ces dix dernières années, les Dieppois ont constaté les fermetures successives.

Disparition de plusieurs clientèles

Le climat festif de Dieppe s’est dégradé petit à petit. Alors qu’ils étaient plus de 800, les dockers ont aujourd’hui disparu du paysage portuaire. Même chose pour les marins pêcheurs. Une population prompte à l’amusement sur le zinc et surtout solvable. Depuis une vingtaine d’années, Dieppe s’appauvrit, perd ses habitants.
Autre grosse perte pour les chiffres d’affaires : la fuite des Anglais. Le déplacement de l’arrivée du ferry a été vécu comme un choc. « Une grosse bêtise », « un manque à gagner énorme », « ils ne viennent plus jusqu’au centre-ville »… Tous les patrons sont unanimes. D’autant plus incompris par les professionnels que rien n’est fait pour encourager les voisins d’outre-Manche. Les navettes sont inexistantes ou presque entre le terminal et l’office de tourisme. « Ça ne donne pas envie aux Anglais de venir s’amuser au centre-ville. En pleine nuit, ils doivent se faire le trajet à pied avec les valises à la main pour rejoindre leur hôtel », peste un gérant.
« Les Anglais étaient tous dehors bien imbibés, ça se battait souvent. On les remettait sur le navire », plaisante un policier.

Où sont passés les Anglais ?

Les patrons de bars se plaignent tous d’avoir perdu la clientèle anglaise depuis que les voisins d’outre-Manche n’atterrissent plus directement en centre-ville. Pourquoi ce déménagement ? L’explication est économique, mais surtout pratique. Depuis la liaison avec l’Angleterre au milieu du 19e siècle, le ferry débarquait en plein cœur de Dieppe. Au milieu des années 1960, les bateaux ont commencé à transporter de la marchandise. Petit à petit, les navires ont grossi, les marchandises sont devenus plus conséquentes. L’actuel port de plaisance devenait beaucoup trop petit.
« La SNCF, qui a l’époque gérait la ligne, m’a fait comprendre qu’elle se retirerait si on ne faisait rien », se souvient l’ancien directeur général de la chambre de commerce et d’industrie, Jacques Bialek. En effet la distance entre les deux quais du centre-ville n’était que de 115 mètres. « Ils ne pouvaient plus faire demi-tour dans le port, parce qu’il faut que les navires repartent nez au vent »explique Jacques Bialek.

III. Les raisons de l’abandon de notre souveraineté

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La disparition du bistrot

La démocratie est réduite à son minimum, dans notre plus totale complicité ! Le citoyen a abandonné les lieux de vie du politique. A commencer par les plus anodins comme le bureau, la maison ou encore le bistrot. Pourtant, ce lieu de réunion informel, endroit préféré dans notre histoire des essayistes, intellectuels, agitateurs et révolutionnaires, est un haut lieu de la démocratie, qui est en voie de disparition. Ces « lieux intermédiaires » (The third place), comme les appelait le sociologue américain Ray Oldenburg, se font de plus en plus rares. Des lieux de rendez-vous structurant dans un quartier sont remplacés par les centres commerciaux, la restauration à emporter, les achats sur internet.
Pourtant la démocratie a besoin de bavardage, de conversation. Christopher Lasch l’avait décelé avant de mourir, la vie civique a besoin de citoyens qui se rencontrent « en égaux, sans égard à leurs origines raciales, sociales ou nationales. […] Même les pubs, les snack-bars, qui semblent d’abord ne rien à voir avec la politique ou les arts de la cité apportent leur contribution au genre de conversation ouverte et à bâtons rompus qui est le terreau de la démocratie ». Pour l’intellectuel américain, «  il peut exister un rapport direct entre le déclin de la démocratie participative et la disparition des lieux tiers ».
La plupart des communes de France se posent la question de conserver des lieux de vie comme les restaurants et bars, par intérêt économique, mais pas seulement. Aussi par nécessité de cohésion. En Seine-Maritime, la problématique s’est posée pour le village de Sommery. La municipalité avait des vues sur le bar-restaurant Le Bienvenu, situé au cœur du village. Aucun entrepreneur ne souhaitait poursuivre l’activité après le départ en retraite de son ancienne propriétaire. Au début de l’année 2015, la maire a voulu racheter les lieux, pour faciliter l’installation d’un jeune restaurateur. Trop cher (400 000 euros), le reste des conseillers municipaux n’a pas suivi. Pourtant, un an plus tôt, le village de Bosc-le-Hard, situé à quelques kilomètres de Sommery, venait de faire l’acquisition du restaurant la Bolhardaise, pour 235 000 euros. La force publique comme ultime recours lorsque les « lieux tiers » disparaissent.
Comme le résumaient, sous forme de faux questionnement, Albert Ogien et Sandra Laugier, « la démocratie prend-elle consistance dans un système politique dont l’élection est la pierre d’angle et qui repose sur l’existence de partis en lutte pour obtenir le vote des citoyens, ou bien dans l’actualisation des principes d’égalité, d’autonomie et de pluralisme qui la définissent dans le quotidien des relations sociales, dans les ménages, les bureaux, les entreprises et les villes ? »

Les experts aux commandes

Sans ces « third places », il devient presque impossible de s’exercer à la politique. Comme l’a constaté Pierre-Alain Cardonna, acteur de la vie politique marseillaise, « beaucoup ne se sont pas autorisés à faire de la politique. […] On a longtemps expliqué, que ce n’était que des professionnels ». Tout est là !
Les experts ont réussi à prendre la place. Parce que s’arrêter à la description d’un citoyen, qui aurait en conscience choisi de s’extraire de la discipline politique serait de toute évidence trop réducteur. Il existe des forces en présence qui imposent l’éloignement de la vigie des affaires publiques.
Il nous semble d’abord essentiel d’interroger notre régime politique fondé sur la démocratie représentative. Lorsqu’on décrit notre fonctionnement politique à l’école, c’est bien de celui dont on parle aux plus jeunes, avec un argument tout simple : c’est plus facile ainsi. Comment voulez-vous avancer dans un pays de 66 millions d’habitants, cinquième puissance mondiale, si chacun doit s’exprimer ! Arnaud Salvini, dans un ouvrage à visée pédagogique sur le fonctionnement de l’Assemblée nationale, insiste sur le fait qu’il est « nécessaire de désigner des représentants du peuple pour exercer le pouvoir. C’est le système politique dit de la démocratie représentative ou démocratie indirecte ».
Mais pourquoi adjoindre à la démocratie, l’adjectif « représentative » ? La « démocratie représentative » est-elle forcément une démocratie ?
De notre point de vue la réponse est non. Pour l’expliquer, nous pouvons nous appuyer sur les réflexions toujours tranchées de Jacques Rancière qui estime que « la représentation est dans son origine l’exact opposé de la démocratie ». Pourquoi une approche si radicale ? Parce qu’avec cette démocratie participative, le peuple, dans sa multiplicité, n’est plus souverain. Nos représentants se chargent de gouverner. Pour Jacques Rancière, les gouvernements démocratiques n’existent plus. « Les sociétés, aujourd’hui comme hier, sont organisées par le jeu des oligarchies », dénonce le philosophe. Une minorité impose ses décisions à une majorité. Pour Rancière, « la représentation […] est, de plein droit, une forme oligarchique, une représentation des minorités qui ont titre à s’occuper des affaires communes. » Penser encore que le peuple est souverain, c’est se bercer d’illusion. Pour lui, « le « pouvoir du peuple » est donc nécessairement hétérotopique (un lieu imaginaire où serait située l’utopie, concept inventé par Michel Foucault en 1967, NDLR) ».
La démocratie représentative est en fait un régime parlementaire qui repose sur le suffrage universel qui n’est pas, selon Jacques Rancière, une « conséquence naturelle de la démocratie ».

L’oligarchie est « le pouvoir de quelques-uns, qui délibèrent entre eux des solutions qu’ils vont imposer à tous », selon la définition d’Hervé Kempf. Qu’est d’autre un gouvernement, une assemblée nationale ou encore un conseil municipal si ce n’est la possibilité de quelques uns d’imposer des lois à la majorité. Sous le mandat de François Hollande, le plus illustre des exemples est l’application de la loi Travail, imposée grâce au recours à trois reprises de l’article 49-3 de notre constitution, c’est-à-dire, de couper court à tous débats parlementaires, à défaut d’être démocratique, pour engager la responsabilité du gouvernement. Si cela n’est pas une disposition aux mains d’une oligarchie ? Autre exemple souvent évoqué et parfaitement révélateur de la captation du pouvoir par l’oligarchie : le référendum européen de 2005. Les Français souverains votent « non » et trois ans plus tard la France ratifie le « traité de Lisbonne » reprenant pratiquement mot pour mot le texte rejeté.
Le sociologue anglais Colin Crouch, a développé le concept « post-démocratie », pour définir notre régime politique – un glissement de la démocratie vers l’oligarchie :

« Même si les élections existent et peuvent changer les gouvernements, le débat électoral est un spectacle soigneusement contrôlé et géré par des équipes rivales de professionnels experts dans les techniques de persuasion. Le débat porte sur le petit nombre de dossiers sélectionnés par ces équipes. La masse des citoyens joue un rôle passif, voire apathique, en ne réagissant qu’aux signaux qui lui sont envoyés. Derrière le spectacle du jeu électoral, la politique réelle est définie en privé dans la négociation entre les gouvernements élus et les élites qui représentent de manière écrasante les intérêts des milieux d’affaires. »

La « post-démocratie » aurait comme le goût, l’odeur et l’apparence de la démocratie, sans en être une.

La démocratie représentative « moteur de l’immobilisme »

Mais pourquoi s’acharner sur cette pauvre démocratie représentative qui fait ce qu’elle peut ? Parce que reposent dans ces fondamentaux, les bases du délitement.
Pour le penseur Alain Badiou, « la démocratie, sous sa forme parlementaire, interdit tout changement d’ampleur. Le parlementarisme repose sur le principe de l’alternance, c’est-à-dire de l’atténuation nécessaire des éventuelles contradictions vives. Ce cadre implique que les composantes politiques majoritaires acceptent de se laisser pacifiquement la place, l’une après l’autre. » Comme l’a constaté le maire de la Somme, David Lefèvre, « notre système fait en sorte que le premier objectif d’un politique est de viser sa propre réélection et pour cela, il doit faire en sorte qu’il n’y ait pas trop de crises. Lorsqu’on sait que tout changement génère de la crise, finalement on ne fait plus rien. C’est un formidable moteur à l’immobilisme ».

Ces réflexions poussent à penser que donner mandat en démocratie, n’est pas acceptable. Cela empêche, in fine toute possibilité d’expression, ou en tout cas la comprime, alors que l’accès à l’information est devenu d’une facilité enfantine, grâce au numérique. Comme le regrette, l’élu local fervent défenseur de la démocratie participative, « la seule possibilité qu’on a aujourd’hui de s’exprimer est de voter pour des personnes. Voter pour des idées est extrêmement rare. La dernières fois qu’on l’a fait, l’avis du peuple n’a pas été suivi (référence au référendum sur le Traité européen en 2005, NDLR). Le citoyen se dit : « Après tout, j’arrête. » Prenez par exemple une réunion de conseil municipal. Il n’y a que deux ou trois spectateurs par réunion et ces spectateurs réglementairement ne peuvent pas prendre la parole. Le citoyen se demande l’intérêt qu’il a à venir si c’est seulement pour écouter, sans influer ».

Les partis politiques à la barre

Certes, nous pourrions imaginer des règles pour s’assurer que notre système représentatif soit pleinement démocratique, comme les mandats électoraux courts et non renouvelables, le non cumul des mandats ou encore l’interdiction pour les fonctionnaires d’État d’être représentants du peuple. Mais même cela ne suffirait pas. Laisser faire son représentant à sa place, là commence le mal.
Pour David Lefèvre, cela « n’incite pas à s’engager. Aujourd’hui, vous déléguez votre pouvoir pendant 5-6 ans à une personne ou un groupe de personnes. Dans la pratique, on voit que cela est ridicule de penser qu’une personne pour qui on a voté prendra les mêmes décisions que vous, si vous étiez à sa place ». Il en va de même pour les structures politiques, les partis.
Comment devenir des êtres de conscience, si nous laissons une caste décider pour nous. La réappropriation de l’espace politique, passe par l’engagement réel, corporel. L’écologiste Daniel Conh-Bendit aborde cette délicate question dans son ouvrage Pour supprimer les partis politiques :

« Il faut faire passer la politique du domaine de la propriété à celui du logiciel libre, public. Le Printemps arabe l’a prouvé : on n’a pas encore trouvé mieux que la démocratie, malgré les aléas susceptibles de la défigurer. Mais là encore, il ne tient qu’à nous de les repousser en nous comportant comme des sujets politiques autonomes. »

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Les partis politiques sont devenus un frein au moteur de l’innovation démocratique. Cornelius Castoriadis voyait dans les partis politiques « des organisations bureaucratiques, qui prétendent (en fonction d’une idéologie plus ou moins bancale) avoir trouvé le point archimédien pour la transformation de la société ; à savoir, il faut s’emparer de l’appareil de l’État, et tout le reste va suivre ». Pour l’intellectuel, « la solution ne passe certainement pas par les partis politiques tels qu’ils existent ». Castoriadis invite à voir plus grand, car « l’activité politique est nécessairement collective ». Elle ne passe pas seulement par des élections, qui fourniront des hordes de députés et conseillers municipaux. Cornelius Castoriadis prend en exemple l’événement historique qu’a été Mai-68, pour démontrer que « le lieu de la politique est partout. Le lieu de la politique, c’est la société » :

« Quel a été l’événement politique le plus important en France depuis vingt ans, sinon davantage ? C’est Mai 68. Or qui a fait Mai 68 ? Quel est le parti qui a fait Mai 68 ? Aucun. Pourtant, dix ans après, la France est plus marquée par Mai 68 que la France de 1881 ne l’était par la Commune. »

Même si Jean-Luc Bennahmias, ancien patron des Verts, ne considère pas que le désintérêt pour la politique vient des partis, il a conscience de la portée limitée de cette « institution ». Le parti « est là pour prendre le pouvoir et gérer la société. Une formation politique n’est qu’une machine à conquérir le pouvoir ». La démocratie n’est pas le souci du parti, loin de là. Surtout lorsque lui-même n’est pas exemplaire. La démocratie interne dans un parti n’existe quasiment pas. Le regard de l’ancien député européen est intéressant, du fait de la création récente de l’Union des démocrates et écologistes (UDE), aux côtés de l’ancien écolo et membre du gouvernement, Jean-Vincent Placé :

« Le monde politique ne permet absolument pas qu’un parti soit totalement démocratique. C’est impossible. […] Un exemple : vous êtes en alliance avec d’autres formations, avec qui vous devez passer des compromis. Vous refaites descendre les compromis passés avec vos alliés dans votre propre formation ? Dix ans après, vous y êtes encore. […] Réunir une dizaine de personnes en leur disant « vous allez tout décider », ne peut pas permettre l’émergence d’action. »

Ce qui constitue la crise que nous vivons, ce n’est pas le fait que cela soit mis en place, puisque c’est le cas depuis des décennies, mais bien le fait que la population, de plus en plus éduquée, s’en aperçoive. Les fêlures du système partisan sont mises à nu. Jean-Pierre Mignard, intime de François Hollande et membre du conseil national du Parti socialiste, constate « la qualité médiocre de la vie politique interne des partis. Par leur baisse de recrutement, par leur déficience organisationnelle et leurs compétitions internes mettant en danger leur existence même et leur réputation auprès des citoyens ».

On peut le nier et continuer de défendre le cumul des mandats pour les politiciens, parce que « les entités durables sont essentielles en démocratie », comme ose le défendre Bernard Manin, historien et directeur de l’École des hautes études en sciences sociales, en mai 2015, lors d’une audition à l’Assemblée nationale. Pour lui, comme pour tous les défenseurs du système établi, « il n’y a pas de crise du système démocratique. L’absentéisme s’est accru, mais c’est une abstention intermittente. Les électeurs votent si l’enjeu est important et si l’élection s’annonce serrée. […] Le problème c’est le discrédit du personnel politique ; une classe fermée, préoccupée par ses intérêts ». Ou comment ne pas remettre en cause l’oligarchie excluante, mais les acteurs du système.
Circulez, il n’y a rien à voir. Le citoyen, n’a pas besoin d’être plus que cela impliqué dans les choix publics.
Cette tentation de ne pas davantage impliquer le citoyen est bien ancrée dans notre classe politique. Même Jean-Luc Bennhamias, issu de la mouvance libertaire, prétend, tout en le regrettant, être « sûr et certain que le citoyen s’en fout complètement » d’avoir « davantage de démocratie ». Si le peuple souverain perd du terrain, qui reste-t-il pour prendre les décisions ? Les experts ! Cette volonté de laisser faire les techniciens est ancienne et bien construite.

Une oligarchie au service de quoi ?

On cite souvent Nicolas Machiavel et son ouvrage Le prince, pour évoquer le cynisme en politique. Mais pourquoi remonter si loin dans notre histoire, alors qu’il existe des théoriciens modernes, avec des modes de pensées et des stratégies toujours à l’œuvre.
Edward Bernays, neveu de Sigmund Freud, mais surtout considéré comme le père de la manipulation des masses et des relations publiques, a écrit Propaganda en 1928. Son obsession était de donner des clés aux puissances, entreprises essentiellement, pour leur permettre de ranger l’opinion à leurs causes.
D’un cynisme froid, il veillait à nous rendre mouton, à nous « zombifiéer ». Selon ce théoricien « la manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique ». Edward Bernays était convaincu que ceux qui possédaient le pouvoir de manipuler, formaient alors « un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays ». Le publicitaire l’avoue, « dans la vie quotidienne, […] de fait nous sommes dominés par ce nombre relativement restreint de gens […] en mesure de comprendre les processus mentaux et les modèles sociaux des masses. Ce sont eux qui tirent les ficelles […]. Nous ne réalisons pas, d’ordinaire, à quel point ces chefs invisibles sont indispensables à la marche bien réglée de la vie collective. »
L’Américain, d’origine autrichienne, était persuadé du bien fondé de son œuvre auprès des puissants, parce que « même s’il arrive que les instruments permettant d’organiser et de polariser l’opinion publique soient mal employés, cette organisation et cette polarisation sont nécessaire à une vie bien réglée ». L’ordre au détriment du pari de l’intelligence. De toute façon pour Edward Bernays, le peuple agit en meute et il suffit d’« excitez un nerf à un endroit sensible, et vous déclencherez automatiquement la réaction d’un membre ou d’un organe précis » :

« Les sociologues sérieux ne croient plus […] que la voix du peuple exprime une volonté divine ou une idée remarquable de sagesse et d’élévation. La voix du peuple n’est que l’expression de l’esprit populaire, lui-même forgé pour le peuple par les leaders en qui il a confiance et par ceux qui savent manipuler l’opinion publique, héritage de préjugés, de symboles et de clichés, à quoi s’ajoutent quelques formules instillées par les leaders. »

Le monde tel que dépeint par l’habile Edward Bernays, ne fait pas rêver et même agit comme un répulsif ! Pourtant, il ne fait que décrire des mécanisme encore à l’œuvre aujourd’hui. Des « dirigeants invisibles » nous contrôlent et « façonnent à leur guise nos pensées et nos comportements. » Vous avez dit démocratie ?
Des « corps » exercent bien une « autorité », sans le consentement de la « nation », du peuple souverain, pour reprendre les mots de la Constitution.
Peut-on redresser la barre ou au contraire, comme le suppose Rayond Aron, « on ne peut pas concevoir de régime qui, en un sens, ne soit oligarchique » ?
S’il en croit Edward Bernays, Aron avait vu juste. « La propagande ne cessera jamais d’exister. Les esprits intelligents doivent comprendre qu’elle leur offre l’outil moderne dont ils doivent se saisir à des fins productives, pour créer de l’ordre à partir du chaos. »
Voilà un constat qui fait froid dans le dos. La belle utopie, à jamais restée au placard des idées.

La simple lecture de Bernays suffit à comprendre le temps et l’énergie passés par ces « gouvernement invisibles » pour nous empêcher de penser, de comprendre et de proposer un modèle différent.
Nous pouvons mettre des noms sur ces puissances. Nous pourrions commencer par celui de « capitalisme ». Penser la manipulation des masses et l’asservissement pour le compte des « invisibles », n’est plus seulement une pensée d’activistes de gauche, mais revient à commencer percevoir les coulisses de ce décor. Le penseur, Alain Badiou, met les pieds dans le plat. Pour lui, nos démocraties représentatives à la sauce Bernays, favorisent pleinement l’accroissement des richesses. Alain Badiou l’affirme, « un grand Autre – autre que le grand Autre divin – […] se dissimule dans la démocratie représentative. Je soutiens que ce grand Autre, c’est le capital ».
« Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu de démocratie parlementaire ailleurs que dans un pays où le capitalisme a franchi un certain seuil de développement. Cela me fait dire, poursuit Alain Badiou, que la Chine finira bien, un jour, par découvrir les vertus du régime démocratique, beaucoup plus approprié au développement capitaliste que le pesant système bureaucratique. De manière générale, depuis l’effondrement des États socialistes, nous assistons partout dans le monde à une fusion quasi totale entre les puissances économiques et les prétendus « représentants » politiques […]. »

Le plébiscite du régime autoritaire

C’est ce que constate Hervé Kempf : «  le capitalisme s’était toujours, durant son essor, associé à la démocratie : le libéralisme économique était frère du libéralisme politique. » Et s’il parle au passé, c’est que l’essayiste, observe qu’« aujourd’hui, la disjonction entre les deux phénomènes est de plus en plus nettement affirmée ». Inexorablement, l’oligarchie au pouvoir grâce aux urnes, revendique le droit à davantage.
Pour illustrer ses dires, l’auteur cite Thomas Friedman, éditorialiste d’obédience centriste du New York Times : « Une autocratie gouvernée par un parti unique présente certainement ses défauts. Mais quand elle est dirigée par un groupe de gens raisonnablement éclairés, comme c’est le cas en Chine aujourd’hui, elle peut aussi avoir de grands avantages. C’est qu’un parti unique peut imposer des politiques difficiles à faire accepter mais essentielles pour faire avancer une société dans le XXIe siècle ». Pour Kempf, « l’aveu » est « de moins en moins gêné de la nécessité de contourner ou de se passer de la démocratie ». Un lâcher-prise avec l’idéal démocratique, emporté par le pragmatisme.
L’ancien bras droit de François Bayrou, Jean-Luc Bennahmias, pose la question : « Comment gérer des villes de plus de 30 millions d’habitants ? Comment gérer de façon démocratique ces cités ? Même en dictature, c’est difficile. » Pour l’ancien élu européen « cela demande forcément, a minima, un régime d’une autorité extrême. Je ne dis pas que c’est bien. Au Brésil, Lula et après Rousseff, sont entrés militairement dans les bidonvilles, avec l’armée et des tanks, pour que la puissance des gangs ne soit pas exponentielle. Parce que dans un schéma démocratique, évidemment il n’y a pas que des gentils. » L’homme politique français, assume « un discours totalement horrible », mais « d’un réalisme total ». Et alors on voit fleurir les idées de « dictature bienfaisante », demandée par certains éditorialiste français au moment des émeutes en Grèce.
Et l’idée se propage jusque dans l’« opinion », si ce n’est dans le peuple. Dans un sondage Ifop, 67% des sondés se disaient favorables à l’installation d’un gouvernement technocratique non élu pour engager des réformes impopulaires. 40% de ces mêmes Français souhaitaient l’arrivée d’un gouvernement de type autoritaire.

Pourquoi une telle brutalité ? Parce que tous sont persuadés que l’électeur est irrationnel et que la démocratie serait une réalité l’arme du suicide collectif. En 1942, dans son livre Capitalisme, socialisme et démocratie, Joseph Schumpeter ne disait pas autre chose quand il prétendait que « le citoyens typique, dès qu’il se mêle de politique, régresse à niveau inférieur de rendement mental […], il redevient un primitif. » Pour le célèbre économiste, « la masse électorale est incapable d’agir autrement que les moutons de Panurge ». Certainement bien aidée par les entreprises conseillées par le gourou Edward Bernays… Un bon régime dictatorial serait parfois plus intéressant pour le peuple lui-même, sans qu’il en soit conscient. Shumpeter prend l’exemple du gouvernement de Napoléon qu’il est permis «  de qualifier de dictature militaire » :

« Une des nécessités politiques les plus pressantes de l’heure consistait dans une constitution religieuse destinée à remettre de l’ordre dans le chaos légué par la Révolution et à ramener la paix dans des millions d’âmes. […] Il est difficile de voir comment un tel résultat aurait pu être réalisé par des méthodes démocratiques. »

Le grand problème du politique est qu’une fois élu, il ne sent plus représentant ou porte-parole de ses électeurs, mais détenteur du pouvoir. Le vice est là et devient dangereux lorsqu’aux oreilles des politiciens soufflent les héritiers d’Edward Bernays. La démocratie représentative n’est pas un rempart suffisant à la dictature sous toutes ses formes, pis elle en contient certainement les germes.

> LIRE LA SUITE : Les raisons d’espérer

II. Qu’avons-nous fait de notre souveraineté ?

Sur le papier, nous vivons un régime politique des plus enthousiasmants. Rendons-nous compte, le pouvoir est tenu « par le peuple et pour le peuple ». C’est à nous qu’il revient de choisir notre destinée, en toute transparence et dans la dignité. Et pourtant, avez-vous l’impression de gouverner ? Poser cette question c’est y répondre. Où sont les hordes de citoyens au fait des tumultes du monde ? Où sont ceux qui décident du fonctionnement de leur cité ?
Un soir de conseil municipal dans n’importe quelle commune de France : les bancs réservés au public sont vides, ou presque. On y croise uniquement les quelques présidents d’associations venus se faire bien voir pour le versement de la prochaine subvention, les plus fidèles des militants qui ont participé au porte-à-porte lors de la dernière élection ou encore les plus farouches opposants à la municipalité. Mais vous ne croiserez jamais la mère de famille soucieuse pour l’avenir de ses enfants, le jeune actif venant d’acheter son premier logement dans le village ou la chômeuse récemment fauchée par le marché. Et nous ne parlons là que de l’échelon communal. Rejoignez une assemblée d’agglomération, départementale ou pire régionale, mis à part des journalistes, vous n’y croiserez personne. Des personnes que les délibérations votées concernent pourtant.
Le maire de Friville-Escarbotin, dans le département de la Somme, prône une idée révolutionnaire de la pratique politique. Cet ancien conseiller général, élu plus jeune maire de France en 2008, défend l’idée d’une plus grande participation des citoyens, mais « quand j’invite les 5 000 habitants de Friville pour discuter de sujets importants comme les finances, l’imposition, de projets structurants, seules trente personnes se déplacent. Toujours les mêmes. C’est fatigant et extrêmement frustrant ».
D’ailleurs quasiment aucun des administrés ne pourra vous indiquer le lieu de rendez-vous de ces réunions qui déterminent l’avenir des générations futures : taxes, accord d’un permis de construire pour un centre commercial, vente de biens immobiliers, préservation environnementale, fusion de collectivités territoriales comme les Régions ou les communes récemment, accord d’implantation d’une carrière dans un paysage touristique, armement de la police, subventions aux associations de soutien aux plus démunis, réfection du gymnase, aides au développement économique, etc. Et oui, l’essentiel se passe dans ces assemblées. Comment expliquer cette désertification ?

Le citoyen est-il « zombifié » ?

Avant d’aborder les défauts qu’apporte la démocratie représentative et plus encore les mécanismes mis en place pour éloigner le citoyen du pouvoir de décision, afin de comprendre les raisons exogènes de cette dépolitisation, nous ne pouvons passer à côté de la remise en question de la pratique citoyenne. Il y a une vacance du citoyen. Et si le citoyen n’est pas à marquer à la culotte ses élus, où se trouve-t-il ? Devant sa télévision.
En 2016, selon la dernière mesure Médiamétrie publiée en janvier 2017, près de 58 millions de Français étaient équipés de télévisions. La durée quotidienne passée devant l’écran était de 1h53 pour les 4-14 ans, 3h01 pour les 15-49 ans et enfin, 5h07 pour les 50 ans et plus. Soit une exposition moyenne de 3h43. Une durée stable par rapport à l’année 2015 (une minute de moins).
Hervé Kempf cite une étude d’Eurodata TV qui démontre que les téléspectateurs de 76 pays passent en moyenne chaque jour 3h12 devant leur téléviseur. « Cette durée se serait allongée de cinq minutes entre 2003 et 2008 », constate l’essayiste. Hervé Kempf poursuit :

« Al Gore [ancien candidat démocrate à la Maison blanche, ndlr] a une formule incontestable : « Un individu qui passe quatre heures et demie par jour devant la télévision aura probablement un mode d’activité cérébrale très différent de celui d’un individu qui passe quatre heure et demie à lire. » A lire, ou à jouer au tarot, discuter avec ses amis, flâner, s’ennuyer… Pour Gore, « les gens qui regardent la télévision ne participent pas à la démocratie s’ils la regardent quatre à cinq heures par jour. »

Les effets de la télévision sur la formation de l’être citoyen ne sont certainement pas les plus efficaces. C’est ce que rappelait Christophe Girard, ancien d’LVMH et adjoint au maire de Paris en charge de la culture, dans une tribune publiée par le journal Le Monde en août 2008, Pour une télé-vision de la télévision.
Selon lui, les techniques utilisées par cette industrie, principalement le nombre d’images par minute, a pour effet de « placer l’esprit du téléspectateur sous tutelle, dans un état de fascination télévisuelle. […] Comment veut-on, par exemple, qu’une émission culturelle digne de ce nom soit possible lorsque les imaginaires, les perceptions et les pensées doivent se soumettre à une durée de plan inférieure à dix secondes ? » On se souvient tous de la considération sans borne qu’avait Patrick Le Lay, alors PDG de la chaîne TF1, en 2004, pour les téléspectateurs lorsqu’il avait déclaré vendre à Coca Cola « du temps de cerveau disponible ». Dans le livre Les dirigeants face au changement, il déclarait :

« Il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. »
Mettre la télévision seule sur le banc des accusés ne serait pas accordé une saine justice à ce débat. Mais un des coupables se cache certainement là. Depuis 2004, on ne peut plus dire que nous ne sommes pas au courant. Cette industrie télévisuelle a bien pour mission, dans une large mesure, d’annihiler tout esprit critique ou politisé ! Qui porte le plus le sceau de la culpabilité ?
Nous avons oublié de faire vivre l’idéal conquis. Ce qui fait dire à l’historien et philosophe Marcel Gauchet que « la démocratie n’est plus qu’un mot, plus qu’une notion fantoche qui dissimule le pouvoir effectif, exorbitant du schème individualiste et du complexe économico-financier ». La crise de la démocratie ne réside pas dans son principe communément admis, mais c’est « une crise de dissolution de son cadre, d’évidement de sons sens ».

La presse et le rôle des journalistes

Sommes-nous devenus de simples moutons errant dans les rayons des supermarchés, trop occupés à consommer tout en rendant les armes du débat et de la pensée ? Cornelius Castoriadis partage l’idée d’une société où l’empire du capital a pris le dessus sur l’essentiel de l’existence humaine.
Ces régimes libéraux « ne font pas essentiellement appel à la contrainte, mais à une sorte de demi-adhésion molle de la population. Celle-ci a été finalement pénétrée par l’imaginaire capitaliste : le but de la vie humaine serait l’expansion illimitée de la production et de la consommation, le prétendu bien-être matériel, etc. En conséquence de quoi la population est totalement privatisée. […] La population ne participe pas à la vie politique : ce n’est pas participer que de voter une fois tous les cinq ou sept ans pour une personne que l’on ne connaît pas et que le système fait tout pour vous empêcher de connaître. Mais pour qu’il y ait un changement […] il faut aussi et surtout que change l’attitude des individus à l’égard des institutions et de la chose publique, de la res publica, de ce que les Grecs appelaient ta koina (les affaires communes) ».
Pour le philosophe, il est grand temps que « la passion pour les objets de consommation doit être remplacée par la passion pour les affaires communes ». Cette question de la participation à la chose publique est centrale dans la pensée de cet intellectuel français, d’origine grecque :

« Dans nos « sociétés libérales d’oligarchie », le peuple n’a tout au plus qu’un vague véto électoral, tous les cinq ou dix ans – veto, comme vous le savez, plus fictif que réel pour la simple raison que le jeu est truqué, non pas au sens de la fraude électorale, mais parce que les choix offerts aux électeurs sont toujours prédéterminés. Mais il ne faudrait pas croire pour autant que les oligarchies dominantes, capitalistes ou politiciennes, violent partout et toujours un peuple innocent, à son corps défendant. […] Ont-ils été zombifiés par des esprits maléfiques ? […] Je ne crois pas qu’ils soient zombifiés, je crois simplement qu’on traverse une phase historique très critique dans laquelle le problème de la participation politique est effectivement posé. »

Le citoyen se désintéresse des « affaires communes » et pourtant il n’a jamais, dans l’histoire de l’humanité, été autant informé. N’importe qui, même le plus éloigné de l’actualité, sera au courant en quelques secondes d’un attentat commis à des milliers de kilomètres de lui ou de la dernière erreur tactique commise par le plus imbécile de nos responsables politiques. Revenus des ministres, décision de la Grande-Bretagne de quitter l’Union Européenne, élection de Donald Trump aux États-Unis, mensonge sur les armes de destruction massive en Irak, le nombre de migrants qui traversent la Méditerranée chaque jour, etc. Rien ne lui échappe. Il y a là un paradoxe difficile à saisir. Hyper connectivité contre abandon du poste de contrôle.
Dans le grand maelström de l’information, le numérique a bouleversé la donne. En effet, les journaux papier voient leurs chiffres de vente s’écrouler. La presse d’information générale et politique se porte mal en France. Prenons l’exemple de la presse quotidienne nationale. Le Figaro ou Le Monde, les deux plus grands quotidiens nationaux, ne vendent pas plus de 300 000 journaux chaque jour en comptant les abonnements. Certains s’en sortent mieux comme le paquebot Ouest-France et ses presque 700 000 exemplaires vendus chaque jour en moyenne en 2015. Mais la tendance est pour tout le monde la même : c’est la chute inexorable. Les journaux sont dans l’incapacité de renouveler leur lectorat vieillissant. Les rédactions se vident.

Au milieu du déclin, une lumière : le tournant numérique. La progression de la presse traditionnelle sur le web est flagrante. L’immense majorité de la presse française possède un site web et est active sur les réseaux sociaux. Une forte présence numérique qui permet de relativiser la perte du lectorat. Une relativité mis en exergue par la professeure d’économie, Julia Cagé. Elle rappelle qu’entre 2008 et 2013, les visites totales sur les sites web des quotidiens « sont passées de 50 millions à près de 180 millions par an en moyenne pour un site ; soit une multiplication par plus de trois en cinq ans. » Comparés aux tirages papiers, « ces chiffres donnent le tournis ». L’universitaire souligne que « rien qu’en juillet 2014, le nombre de visite total sur Lemonde.fr a dépassé les 66 millions ».
Mais pour plus de précisions et pour faciliter la comparaison avec le papier, il est préférable de s’en tenir non pas aux visites totales (un visiteur peut se rendre plusieurs fois sur un site d’informations au cours d’une même journée), mais aux visiteurs uniques par mois.

« Pour Le Monde, le nombre de visiteurs uniques par mois s’élève à plus de 8 millions, et chaque visiteur effectue en moyenne huit visites par mois. Le nombre moyen de visiteurs quotidiens se trouve ainsi réduit à environ 1,5 million. Qu’en est-il du lectorat papier ? Si l’on considère les seuls chiffres de diffusion papier (300 000 pour Le Monde), il faut bien reconnaître qu’ils restent inférieurs à ceux du web. Mais plusieurs choses sont à noter. Tout d’abord, pour passer de la diffusion au nombre de lecteur papier, il faut multiplier la diffusion par le nombre moyen de lecteurs par exemplaire papier, soit six pour Le Monde d’après les enquêtes disponibles. En d’autres termes, le lectorat quotidien moyen du Monde papier est de 1,8 million. Les ordres de grandeur sont tout de suite beaucoup plus similaires et les écarts abyssaux souvent brandis se sont réduits. »
L’effondrement des ventes de journaux est loin de signifier que l’information n’est plus consommée. Au contraire, le numérique vient apporter un complément, là où il y a quelques décennies, seul le papier comptait. Les médias d’informations jouent encore un rôle important et sont suivis. Si l’on considère que le rôle de la presse, à l’inverse de la télévision, est capital pour l’apprentissage de la citoyenneté, c’est évidemment une réjouissante nouvelle.
Cela dit, la qualité de lecture en a pris un coup. Les internautes « survolent » l’actualité. Aidés par les notifications des applications, leur temps de lecture sur les sites d’informations, est limité à moins de cinq minutes par jour en moyenne. C’est 7 à 8 fois moins que le temps de lecture d’un journal imprimé.

De l’autre côté de l’Atlantique, Christopher Lash avait constaté que la connaissance des Américains des affaires publiques est « constamment en déclin ». Il trouvait cela « curieux », dans un monde de surabondance médiatique, mais certainement que ce papillonnement de l’information peut l’expliquer.
Non seulement le citoyen survole, mais en plus il est inondé d’informations. Une surabondance qui pourrait expliquer une certaine incapacité pour le receveur de trier, d’analyser. Ou, plus grave, avec un effet de lassitude pour des affaires politico-financières, par exemple, du fait de la répétition. Si une affaire sort tous les 10 ans, la révolte a de grande chance d’être grande. Quand c’est 10 par an…
Il est important de relativiser, l’érosion de la consommation de la presse, mais cela ne peut occulter la réalité. Le traitement de l’information, est-il bon ? Les journalistes ne peuvent pas échapper à une introspection sur leurs pratiques pour expliquer en partie le fait que leur marchandise, l’information, se vende moins bien.

L’arrivée du numérique a changé considérablement l’approche qu’a le journaliste, une rédaction ou plus largement un média, à l’information.
La baisse des chiffres de vente pour l’ensemble des journaux papier, ne veut pas dire que le lecteur-citoyen ne se renseigne plus. Il s’est simplement détourné de ce support, pour en privilégier un autre : le web.
Les médias ayant pris le virage du numérique, ils se doivent de répondre à des attentes, tout comme le rédacteur en chef d’un journal papier se doit de réaliser de bonnes ventes, sous peine que son directeur le limoge ou pire mette la clé sous la porte. Les médias sont des entreprises qui doivent gagner de l’argent ! Lorsqu’un grand groupe de presse lance un site d’informations générales en ligne, il doit mettre une équipe rédactionnelle sur ce nouveau support, pour l’alimenter. Le développement et les charges fixes ont évidemment un coût important pour l’entreprise qui prend ce risque. Comment se rémunérer ? Par la publicité, comme l’ont toujours fait les journaux. Comment vendre et fixer le prix de la publicité ? Par le nombre de clics. Le prix de la publicité est corrélé au nombre de visites sur le site. C’est ainsi qu’un annonceur peut estimer la visibilité de sa démarche marketing. Ces nouvelles approches changent la donne et pourraient ne pas servir l’intérêt démocratique.
La recherche du clic pour la rémunération, peut entraîner une dérive : la recherche du buzz.
C’est le même travers que l’on retrouve à la télévision depuis de nombreuses années. La phrase ou l’image choc pour consolider une audience.
C’est exactement ce contre quoi s’est élevé Michel Onfray, habitué des plateaux télé et des studios radios, lorsqu’il a décidé, en septembre 2016, de lancer sa propre télé sur le web, « pour disposer de temps afin de développer des argumentations et des démonstrations, ce qui est impossible dans un média pour lequel le temps c’est de l’argent. Et souvent : beaucoup d’argent… » :

« La petite phrase est la production idéologique destinée à créer le buzz qui induit les parts de marché qui décident de la reconduction des émissions, de la place dans les grilles de diffusion et, bien sûr, des émoluments des animateurs. On comprend qu’avec pareils enjeux, les médias de masse aient intérêt à cultiver le superficiel, l’anecdotique, le bref, le ricanant, sinon l’imbécile. »

À charge maintenant, aux responsables des rédactions de tenir une ligne éditoriale claire, afin de maintenir un intérêt démocratique au travail journalistique. Mais s’il n’y avait que cela…

L’algorithme, l’anti-journalisme

Les choix éditoriaux des rédactions « peuvent être biaisés par la technologie », comme le souligne Éric Sherer, directeur de la prospective et du MédiLab à France Télévision. Écrire pour les moteurs de recherche, cela a débuté dans les années 2000. Le règne du search engine optimisation (l’optimisation par le moteur de recherche) pouvait alors commencer.

« Certaines rédactions ont privilégié une écriture de titres permettant aux articles d’être bien placés dans les moteurs de recherche. Cette pratique a généré un risque énorme et un cauchemar pour les rédactions : s’apercevoir que Google dirige la conférence de rédaction du matin car c’est en fonction des requêtes et des recherches des internautes la veille qu’on va déterminer les sujets qui intéressent. »
Chaque média parle le même langage, avec les même mots, afin de plaire au moteur de recherche et ainsi être « bien placé ». L’information web favorise ce que Pierre Bourdieu appelait « la circulation circulaire de l’information » : tout le monde dit la même chose sur des sujets choisis par le « Dieu Google ».
Mais le moteur de recherche n’est pas la seule plateforme de distribution de l’information. Le plus gros vecteur est Facebook, « devenu le kiosque mondial de l’information », ose Eric Scherer. La génération des moins de 40 ans, appelée Millennials, représente 60% de la population mondiale. En France, on estime que cette génération Y, âgée de 18 à 35 ans, représente 16 millions de personnes. Aux États-Unis, cette génération représentera 40% de l’électorat, en 2020. Pour Christophe Deroubaix, journaliste et spécialiste français des USA, « il y a bien un « grand remplacement », aux États-Unis, mais il n’est pas là où les théoriciens d’extrême droite le pensent : le grand remplacement est bel et bien « générationnel ».
Ces jeunes, comment s’informent-ils ? Via les réseaux sociaux, pour le plus grand nombre. Ce qui fait dire à Eric Scherer que « les médias d’information traditionnels sont en train de perdre le contrôle de leur distribution après avoir perdu le contrôle de la mise en forme de leurs articles. Les géants du Web sont venus s’intercaler entre eux et leur audience ».

Et pour comprendre le pouvoir de ces nouveaux médias, il faut comprendre l’importance des algorithmes utilisés par les géants de la Silicon valley qui détiennent « les clés de l’information ». Ce que l’utilisateur de Facebook voit s’afficher sur son fil d’actualité, n’est que la conséquence de suites d’opérations décidées par un mathématicien. L’algorithme sélectionne ce que l’utilisateur aperçoit sur son écran. Facebook « décide aussi à qui il les destine. Facebook choisit donc quelles informations il va proposer à vos amis […]. Les clés de l’algorithme relèvent du secret des affaires le plus absolu, comme la formule de Coca-Cola. […] », poursuit Eric Scherer.
La diffusion de l’information n’est plus déterminée par l’entreprise médiatique qui maîtrisait toute la chaîne, jusqu’à l’acte d’achat.
Les citoyens ne sont pas moins informés, ils ont changé leur canal d’approvisionnement de l’information. Et en parallèle, les rédactions ont fondamentalement changé leurs pratiques, pour répondre au mieux au dicta des algorithmes secrets des moteurs de recherches et des réseaux sociaux.
Nous sommes bien loin des principes de la liberté de la presse, inscrite dans notre constitution, et garante de notre démocratie. Mais nous en sommes là !

Mais se livrer à cette unique analyse serait trop simple pour être réaliste. Malgré le défi sans précédent qu’est celui du numérique, certains médias prouvent que le journalisme ne meurt pas du web. L’exemple le plus connu étant celui de Médiapart. Il existe son petit frère Les jours. Ces deux supports payants prouvent qu’investigations et reportages sont conciliables avec le journalisme en ligne. À une échelle plus modeste, certains groupe de presse régionaux prouvent qu’il est possible de développer des pure-players (sites gratuits d’informations en ligne), tout en respectant la déontologie qu’impose le métier, c’est à dire, pour le journaliste y exerçant, ne pas renier leurs valeurs.
« Le secteur est en ébullition », s’enthousiasme auprès de l’agence France presse, Jean-Christophe Boulanger président du Spiil (Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne). « Il y a beaucoup de créations et très peu de mortalité, et l’immense majorité des 150 adhérents du Spiil est rentable ». Les sites en ligne sont cinq fois plus nombreux qu’il y a cinq ans :

« La CPPAP (Commission paritaire des publications et agences de presse) a recensé 906 sites d’info en 2015, dont 391 pure-players, contre 189 sites en 2010. »
Face aux algorithmes et aux réseaux sociaux, devenus des médias à part entière, le défi est considérable, mais pas insurmontable.

D’autre part, nonobstant la chute des ventes papier, une « presse pas pareil » tente de survivre. Des rédactions totalement indépendantes, ne vivant principalement que de la vente et des abonnements, proposent un temps long, loin de l’immédiateté pouvant être nuisible en démocratie. Cette presse s’est unie sous cette bannière, à l’appel du mensuel Le Ravi, en mars 2014. « Editée par des associations, des coopératives ou de petites entreprises contrôlées par leurs salariés, elle [cette presse pas pareil, ndlr] renoue avec les fondamentaux d’un métier ailleurs souvent oubliés  : l’irrévérence, l’enquête, le goût du débat, la volonté de donner aux lecteurs, les moyens du plein exercice de leur citoyenneté, en les faisant participer au-delà d’un accès contrôlé à des « commentaires » qui servent trop souvent de déversoir. »
Ces rédactions à contre-courant sont mues par une puissante volonté : séparer la presse du monde de l’argent. Volonté folle, mais pas si dénuée de sens au moment où la grande majorité des groupes de presse en France est détenue par des financiers : Vincent Bolloré (groupe Canal +, dont I-télé, devenu C-News), Matthieu Pigasse (Le Monde, Les Inrocks), Patrick Drahi (Libé, L’express, L’étudiant, BFMTV, RMC…), Xavier Niel (Le Monde, L’Obs), Martin Bouygues (TF1, Direct Matin), etc.

> LIRE LA SUITE : Les raisons de l’abandon de notre souveraineté

I. La démocratie, un désir universel

Un régime d’émancipation

Mais pourquoi vouloir à ce point se battre pour une idée ; celle d’un « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », comme elle est gravée dans notre Constitution ?
Une partie de la réponse se trouve déjà dans la définition de ce régime politique. Pour Albert Ogien et Sandra Laugier, c’est « une volonté d’agir en politique en restant fidèle à une attitude respectueuse des choix de vie de chacun, porteuse d’un idéal de dignité des personnes, soucieuse d’un respect de l’égalité, s’opposant à toutes les discriminations et toutes les injustices et livrant à la connaissance des citoyens l’intégralité des informations d’intérêt public qui les concernent. »
Une vision angélique de l’organisation politique à laquelle se raccrochent tous les peuples opprimés. Récemment, le peuple de Birmanie a permis au Prix Nobel de la paix, Aung Sang Suu Kyi, de devenir la première femme élue présidente, dans un pays dominé par une junte militaire. L’exemple le plus criant reste celui des révolutions arabes. Comme le rappellent Albert Ogien et Sandra Laugier, « cette vague mondiale de fronde politique a commencé à déferler en janvier 2011, à Tunis, avant d’emporter Le Caire et de gagner Madrid, Athènes, New York, Londres, Moscou, Québec, Sanaa, Tel-Aviv, Dakar, Paris, Istambul, Rio de Janeiro, Kiev, Caracas, Bangkok ou Phnom Penh ».
Nous ne pouvons que défendre ce modèle. En effet, nous pensons qu’il n’existe pas d’autres alternatives à notre épanouissement, au bien commun que la démocratie réelle. « Nous n’avons pas de science de ce qui est bon pour l’humanité, et nous n’en aurons jamais, tranche Cornelius Castoriadis. S’il y en avait une, ce n’est pas la démocratie qu’il nous faudrait chercher, mais plutôt la tyrannie de celui qui posséderait cette science. […] En démocratie nous n’avons pas une science de la chose politique et du bien commun, nous avons les opinions des gens ; ces opinions s’affrontent, se discutent, s’argumentent, et puis finalement le peuple, la collectivité se détermine et tranche par son vote. […] Une société démocratique, quelle que soit sa taille, est toujours formée d’une pluralité d’individus qui participent tous au pouvoir dans la mesure où chacun a autant qu’un autre la possibilité effective d’influer sur ce qui se passe. »
C’est certainement un régime politique contre nature a priori, mais c’est en réalité le système le plus rationnel. La démocratie n’a qu’une visée : l’égalité politique que représente la citoyenneté, qui « met à égalité des gens qui autrement sont inégaux dans leur capacité », concède Jacques Rancière. D’où l’importance de l’éducation et notamment de l’éducation à la citoyenneté « pour assurer la distribution la plus large de la responsabilité économique et politique » et garantir le fait que la citoyenneté ne devienne pas « une formalité vaine ». « C’est en ce sens que la citoyenneté universelle implique tout un monde de héros », pour le philosophe français. Définir la démocratie comme un idéal n’est pas galvaudé.

En France, il est communément admis que la démocratie naît avec l’écriture de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. L’article 3 de ce texte fondateur le précise ainsi : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. » Dans le monde, on fixe la naissance de ce régime au Ve siècle avant notre ère, du temps de la Grèce antique. Mais comme le pense l’universitaire anarchiste David Greaber, on peut imaginer « qu’il y a eu un grand nombre de sociétés égalitaires au cours de l’histoire » qui avaient établi des procédures collectives de prises de décisions dans le respect du plus grand nombre. Plusieurs de ces sociétés ont dû exister avant la Grèce antique. Sur un plan anthropologique, la recherche de la démocratie serait alors inhérente à la vie sociale.
Si le mode de fonctionnement ne provient pas nécessairement de la Grèce antique, le mot même de démocratie a bien pour origine le grec. Démos et cratos (ou kratos), signifiant le pouvoir du peuple.
Mais là encore, David Greaber apporte une nuance intéressante, contredisant cette traduction littérale, estimant que la « démocratie fondée sur le principe de la majorité était essentiellement, à l’origine, une institution militaire ». Pour lui, « le terme même de démocratie, semble avoir été utilisé à l’origine comme une insulte par ses opposants élitistes : cela signifie littéralement « la force » ou même la « violence » du peuple. Kratos, et non archos. »
La démocratie comme système violent. « La tyrannie de la majorité », disait Alexis de Tocqueville, là où certains aimeraient voir plus de consensus. Le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, près de Nantes (Loire-Atlantique), a été validé lors d’un référendum voulu par le pouvoir exécutif français, en juin 2016, à l’échelle départementale. Pour autant, ceux qui vivent sur place, ont voté largement contre. Plus cette construction se rapprochait géographiquement des électeurs, plus ils s’y sont opposés et inversement. Pourtant, la décision de la majorité s’appliquera, en théorie, à ceux qui subiront directement les nuisances et qui souhaitaient préserver un bocage. Mais la démocratie a parlé et nous devons
reconnaître comme souveraine toute parole majoritaire s’étant exprimée librement.
Violence, injustice, guet-apens… Ce genre d’expérience démocratique pose une question déroutante : Peut-on confier la démocratie au peuple ? Et celui-ci a-t-il toujours raison en matière politique ?

Un peuple mosaïque

Avant de s’enfoncer un peu plus dans la recherche de l’essence démocratique, il convient de s’arrêter un très court instant sur ce que nous appelons le peuple. Notion floue et parfois prisonnière de chapelles idéologiques. Quel est cet ensemble censé être seul souverain ?
Il y a la vision datée de Jules Michelet le voyant comme un bloc monolithique et naturellement bon : « Je vois parmi les ouvriers des hommes de grand mérite, qui pour l’esprit valent bien les gens de lettres, et mieux pour le caractère… » Il ne tarissait pas d’éloge non plus sur les agriculteurs : « Le paysan n’est pas seulement la partie la plus nombreuse de la nation, c’est la plus forte, la plus saine, et, en balançant bien le physique et le moral, au total la meilleure. » La vision de Michelet dans son ouvrage est très binaire. Les gentils pauvres, avec qui il a « vécu », « travaillé » et « souffert », et les méchants bourgeois :

« Le trait éminent, capital, qui m’a toujours frappé le plus, dans ma longue étude du peuple, c’est que, parmi les désordres de l’abandon, les vices de la misère, j’y trouvais une richesse de sentiment et une bonté de cœur, très rare dans les classes riches. Tout le monde, au reste, a pu l’observer, à l’époque du choléra, qui a adopté les enfants orphelins ? Les pauvres. »

Nous ne pouvons pas juger de la France d’alors et du vécu de Jules Michelet, mais pour le monde du 21e siècle qui nous inquiète, cette vision angélique du peuple est assez éloignée de la nôtre. Pour le définir, nous reprendrons volontiers les mots de Castoriadis, « une pluralité d’individus », formant une communauté par des valeurs communes.
Comme le décrivait Emil Cioran qui rejetait toute idée de nationalisme, qui était pour lui « un péché de l’esprit », « la seule communauté véritable est celle qui est fondée sur la « famille spirituelle », et non nationale, ni idéologique. Je ne me sens solidaire que de ceux qui me comprennent et que je comprends, de ceux qui croient en certaines valeurs inaccessibles aux foules. Tout le reste est mensonge. Un peuple est une réalité sans doute ; – une réalité historique, et non essentielle. » Dans tous les cas, la notion de peuple renvoie au multiple et à la vulnérabilité de ceux qui le composent.
La démocratie appartient donc à cet ensemble mosaïque qu’est le peuple. Pourtant, nombreux sont ceux qui tentent de l’en éloigner, pour assurer à une poignée seulement le pouvoir de décider. En substance, le peuple ne peut pas comprendre les enjeux importants et doit être mis à l’écart pour son propre bien. « La sphère des questions « sérieuses » qui engagent la souveraineté ou l’« avenir de la nation » reste l’apanage de la représentation nationale et des gardiens des pouvoirs », constatent Ogien et Laugier.
Et si nous n’étions pas en démocratie ? Si tout cela n’en avait que l’apparence, le goût et l’odeur. Nous reviendrons largement sur cette interrogation déroutante et pourtant si pertinente.

> LIRE LA SUITE : Qu’avons-nous fait de notre souveraineté ?

Introduction

Lentement et volontairement, une crise s’installe. Les secousses ne sont peut-être pas autant perceptibles que celle de la crise économique et surtout financière, subie en 2008, mais il est à craindre pour la démocratie !

Dans le miroir : le reflet des années 1930 et la naissance des monstres, pour peut-être arriver à de nouvelles dictatures ou autres régimes autoritaires sur le sol européen. Nous subissons un délitement de notre démocratie.
La première raison à ce terrifiant constat est l’abandon de l’espace politique par le citoyen. Et l’enjeu est au-delà des simples élections avec un absentéisme extraordinairement fort. Nous parlons ici de l’engagement au quotidien. Qui participe aux réunions de débats ? Qui prend le temps de venir s’asseoir dans le public à la salle du conseil municipal ? Mieux encore, qui s’intéresse aux délibérations prises par les élus des différentes assemblées territoriales ? Qui se documente avant de voter ? Qui se pose en gardien des actions passées ? Qui propose ? Qui est indigné ? Les mêmes et toujours très peu de personnes.
Lors des élections régionales de 2015, au premier tour, plus de 50% des électeurs n’avaient pas pris part au vote. Même sur une élection a priori mobilisatrice comme la municipale, les électeurs se détournent des urnes. Un exemple, celui de Marseille, la deuxième ville de France. Dans certains quartiers, les Marseillais ne s’intéressent pas (plus?) « à la question politique au sens électoral. […] C’est un truc de malade », comme le constate l’ancien directeur de campagne de Pape Diouf aux élections municipales, Pierre-Alain Cardonna. Le taux d’abstention grimpe souvent à 60, voire 70 %, surtout dans le centre et le nord de la ville.
L’espace entre les gouvernés et les gouvernants s’agrandit. La propension de l’homme politique sera toujours de remplir cet espace. Nous laissons ceux qui sont censés nous représenter, empiéter sur notre souveraineté. L’être citoyen se meurt. La vigie citoyenne a abandonné sa tour de contrôle. Or la démocratie a besoin de dialogues, de contradictions, d’opposition, de vigilance. La démocratie ne peut vivre que si chacun joue le jeu, à un prix forcément élevé, notamment en temps. À chacun de faire cet effort de démocratie.

La meilleure façon de lutter contre les bêtes tyranniques, est de prendre possession de l’espace public : sortir pour lutter contre l’obscurantisme. Sans cet effort peut régner le pire. C’est par se laisser-aller que s’est installée l’oligarchie, c’est-à-dire les décisions de quelques-uns qui s’appliquent à tous. Parce que l’espace que nous laissons vacant, d’autre se chargent de l’occuper. Qui gouverne vraiment ? Vous, nous ou eux ? Car le monde continue de fonctionner. Des lois sont votées et des puissances agissent. Avez-vous l’impression d’être puissant ?
Mais à ce délitement de l’esprit démocratique, il y a des raisons. Il existe bien des mécanismes qui font en sorte d’exclure le peuple souverain.
Ces questions sont d’une actualité brûlante face au terrorisme, face à la tentation autoritaire de nos élites politiques.
Depuis janvier 2015 avec les attentats de Paris, notamment contre la rédaction de Charlie hebdo et la tuerie de masse au Bataclan en novembre suivant, notre pays connaît la peur et est entré en guerre. Ces attaques terroristes répétées ont entraîné la mise en place d’un état d’urgence qui de fait diminue nos libertés (droit de manifester, de se rassembler, vie privée…). Le contexte terroriste dans lequel est plongé le pays depuis de longs mois « met en cause non pas le principe démocratique, mais l’étendue, la vigueur de la vie démocratique », souligne l’avocat Jean-Pierre Mignard. C’est dans ce contexte politique qu’il nous est imposé de concevoir notre régime. Parce que certainement que les menaces auxquelles nous sommes confrontés « dicteront un nouvel ordre juridique », poursuit ce maître de conférence à Science-Po Paris. Liberté contre sécurité, un vieux débat philosophique.

La démocratie est en danger, les partis d’extrême droite font recette et sont aux portes du pouvoir dans de nombreux pays européens, dont la France. Au plus haut sommet de l’État la question angoisse. Dans une rencontre avec les journalistes de l’Association de la presse présidentielle, François Hollande a dit ceci, selon un article de Paris Match, publié le 3 août 2016 : « L’enjeu de l’élection [présidentielle de 2012, NDR], au-delà de la personne, était économique et social : c’était la finance et le chômage. Ces questions compteront toujours en 2017, mais l’élection portera surtout sur la France et la démocratie. » L’enjeu est brûlant et mérite qu’on s’y arrête.

> LIRE LA SUITE : La démocratie un désir universel

Les raisons du délitement de notre démocratie

Introduction

Lentement et volontairement, une crise s’installe. Les secousses ne sont peut-être pas autant perceptibles que celle de la crise économique et surtout financière, subie en 2008, mais il est à craindre pour la démocratie !
Dans le miroir : le reflet des années 1930 et la naissance des monstres, pour peut-être arriver à de nouvelles dictatures ou autres régimes autoritaires sur le sol européen. Nous subissons un délitement de notre démocratie.
La première raison à ce terrifiant constat est l’abandon de l’espace politique par le citoyen. Et l’enjeu est au-delà des simples élections avec un absentéisme extraordinairement fort. Nous parlons ici de l’engagement au quotidien. Qui participe aux réunions de débats ? Qui prend le temps de venir s’asseoir dans le public à la salle du conseil municipal ? Mieux encore, qui s’intéresse aux délibérations prises par les élus des différentes assemblées territoriales ? Qui se documente avant de voter ? Qui se pose en gardien des actions passées ? Qui propose ? Qui est indigné ? Les mêmes et toujours très peu de personnes.
Lors des élections régionales de 2015, au premier tour, plus de 50% des électeurs n’avaient pas pris part au vote. Même sur une élection a priori mobilisatrice comme la municipale, les électeurs se détournent des urnes. Un exemple, celui de Marseille, la deuxième ville de France. Dans certains quartiers, les Marseillais ne s’intéressent pas (plus?) « à la question politique au sens électoral. […] C’est un truc de malade »1, comme le constate l’ancien directeur de campagne de Pape Diouf aux élections municipales, Pierre-Alain Cardonna. Le taux d’abstention grimpe souvent à 60, voire 70 %, surtout dans le centre et le nord de la ville.
L’espace entre les gouvernés et les gouvernants s’agrandit. La propension de l’homme politique sera toujours de remplir cet espace. Nous laissons ceux qui sont censés nous représenter, empiéter sur notre souveraineté. L’être citoyen se meurt. La vigie citoyenne a abandonné sa tour de contrôle. Or la démocratie a besoin de dialogues, de contradictions, d’opposition, de vigilance. La démocratie ne peut vivre que si chacun joue le jeu, à un prix forcément élevé, notamment en temps. À chacun de faire cet effort de démocratie.

La meilleure façon de lutter contre les bêtes tyranniques, est de prendre possession de l’espace public : sortir pour lutter contre l’obscurantisme. Sans cet effort peut régner le pire. C’est par se laisser-aller que s’est installée l’oligarchie, c’est-à-dire les décisions de quelques-uns qui s’appliquent à tous. Parce que l’espace que nous laissons vacant, d’autre se chargent de l’occuper. Qui gouverne vraiment ? Vous, nous ou eux ? Car le monde continue de fonctionner. Des lois sont votées et des puissances agissent. Avez-vous l’impression d’être puissant ?
Mais à ce délitement de l’esprit démocratique, il y a des raisons. Il existe bien des mécanismes qui font en sorte d’exclure le peuple souverain.
Ces questions sont d’une actualité brûlante face au terrorisme, face à la tentation autoritaire de nos élites politiques.
Depuis janvier 2015 avec les attentats de Paris, notamment contre la rédaction de Charlie hebdo et la tuerie de masse au Bataclan en novembre suivant, notre pays connaît la peur et est entré en guerre. Ces attaques terroristes répétées ont entraîné la mise en place d’un état d’urgence qui de fait diminue nos libertés (droit de manifester, de se rassembler, vie privée…). Le contexte terroriste dans lequel est plongé le pays depuis de longs mois « met en cause non pas le principe démocratique, mais l’étendue, la vigueur de la vie démocratique », souligne l’avocat Jean-Pierre Mignard2. C’est dans ce contexte politique qu’il nous est imposé de concevoir notre régime. Parce que certainement que les menaces auxquelles nous sommes confrontés « dicteront un nouvel ordre juridique », poursuit ce maître de conférence à Science-Po Paris. Liberté contre sécurité, un vieux débat philosophique.

La démocratie est en danger, les partis d’extrême droite font recette et sont aux portes du pouvoir dans de nombreux pays européens, dont la France. Au plus haut sommet de l’État la question angoisse. Dans une rencontre avec les journalistes de l’Association de la presse présidentielle, François Hollande a dit ceci, selon un article de Paris Match, publié le 3 août 2016 : « L’enjeu de l’élection [présidentielle de 2012, NDR], au-delà de la personne, était économique et social : c’était la finance et le chômage. Ces questions compteront toujours en 2017, mais l’élection portera surtout sur la France et la démocratie. » L’enjeu est brûlant et mérite qu’on s’y arrête.

I. La démocratie, un désir universel
Un régime d’émancipation

Mais pourquoi vouloir à ce point se battre pour une idée ; celle d’un « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », comme elle est gravée dans notre Constitution ?
Une partie de la réponse se trouve déjà dans la définition de ce régime politique. Pour Albert Ogien et Sandra Laugier, c’est « une volonté d’agir en politique en restant fidèle à une attitude respectueuse des choix de vie de chacun, porteuse d’un idéal de dignité des personnes, soucieuse d’un respect de l’égalité, s’opposant à toutes les discriminations et toutes les injustices et livrant à la connaissance des citoyens l’intégralité des informations d’intérêt public qui les concernent. »3
Une vision angélique de l’organisation politique à laquelle se raccrochent tous les peuples opprimés. Récemment, le peuple de Birmanie a permis au Prix Nobel de la paix, Aung Sang Suu Kyi, de devenir la première femme élue présidente, dans un pays dominé par une junte militaire. L’exemple le plus criant reste celui des révolutions arabes. Comme le rappellent Albert Ogien et Sandra Laugier, « cette vague mondiale de fronde politique a commencé à déferler en janvier 2011, à Tunis, avant d’emporter Le Caire et de gagner Madrid, Athènes, New York, Londres, Moscou, Québec, Sanaa, Tel-Aviv, Dakar, Paris, Istambul, Rio de Janeiro, Kiev, Caracas, Bangkok ou Phnom Penh ».
Nous ne pouvons que défendre ce modèle. En effet, nous pensons qu’il n’existe pas d’autres alternatives à notre épanouissement, au bien commun que la démocratie réelle. « Nous n’avons pas de science de ce qui est bon pour l’humanité, et nous n’en aurons jamais, tranche Cornelius Castoriadis4. S’il y en avait une, ce n’est pas la démocratie qu’il nous faudrait chercher, mais plutôt la tyrannie de celui qui posséderait cette science. […] En démocratie nous n’avons pas une science de la chose politique et du bien commun, nous avons les opinions des gens ; ces opinions s’affrontent, se discutent, s’argumentent, et puis finalement le peuple, la collectivité se détermine et tranche par son vote. […] Une société démocratique, quelle que soit sa taille, est toujours formée d’une pluralité d’individus qui participent tous au pouvoir dans la mesure où chacun a autant qu’un autre la possibilité effective d’influer sur ce qui se passe. »
C’est certainement un régime politique contre nature a priori, mais c’est en réalité le système le plus rationnel. La démocratie n’a qu’une visée : l’égalité politique que représente la citoyenneté, qui « met à égalité des gens qui autrement sont inégaux dans leur capacité »5, concède Jacques Rancière. D’où l’importance de l’éducation et notamment de l’éducation à la citoyenneté « pour assurer la distribution la plus large de la responsabilité économique et politique » et garantir le fait que la citoyenneté ne devienne pas « une formalité vaine. ». « C’est en ce sens que la citoyenneté universelle implique tout un monde de héros », pour le philosophe français. Définir la démocratie comme un idéal n’est pas galvaudé.

En France, il est communément admis que la démocratie naît avec l’écriture de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. L’article 3 de ce texte fondateur le précise ainsi : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. » Dans le monde, on fixe la naissance de ce régime au Ve siècle avant notre ère, du temps de la Grèce antique. Mais comme le pense l’universitaire anarchiste David Greaber, on peut imaginer « qu’il y a eu un grand nombre de sociétés égalitaires au cours de l’histoire »6 qui avaient établi des procédures collectives de prises de décisions dans le respect du plus grand nombre. Plusieurs de ces sociétés ont dû exister avant la Grèce antique. Sur un plan anthropologique, la recherche de la démocratie serait alors inhérente à la vie sociale.
Si le mode de fonctionnement ne provient pas nécessairement de la Grèce antique, le mot même de démocratie a bien pour origine le grec. Démos et cratos (ou kratos), signifiant le pouvoir du peuple.
Mais là encore, David Greaber7 apporte une nuance intéressante, contredisant cette traduction littérale, estimant que la « démocratie fondée sur le principe de la majorité était essentiellement, à l’origine, une institution militaire ». Pour lui, « le terme même de démocratie, semble avoir été utilisé à l’origine comme une insulte par ses opposants élitistes : cela signifie littéralement « la force » ou même la « violence » du peuple. Kratos, et non archos. »
La démocratie comme système violent. « La tyrannie de la majorité », disait Alexis de Tocqueville8, là où certains aimeraient voir plus de consensus. Le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, près de Nantes (Loire-Atlantique), a été validé lors d’un référendum voulu par le pouvoir exécutif français, en juin 2016, à l’échelle départementale. Pour autant, ceux qui vivent sur place, ont voté largement contre. Plus cette construction se rapprochait géographiquement des électeurs, plus ils s’y sont opposés et inversement. Pourtant, la décision de la majorité s’appliquera, en théorie, à ceux qui subiront directement les nuisances et qui souhaitaient préserver un bocage. Mais la démocratie a parlé et nous devons
reconnaître comme souveraine toute parole majoritaire s’étant exprimée librement.
Violence, injustice, guet-apens… Ce genre d’expérience démocratique pose une question déroutante : Peut-on confier la démocratie au peuple ? Et celui-ci a-t-il toujours raison en matière politique ?

Un peuple mosaïque

Avant de s’enfoncer un peu plus dans la recherche de l’essence démocratique, il convient de s’arrêter un très court instant sur ce que nous appelons le peuple. Notion floue et parfois prisonnière de chapelles idéologiques. Quel est cet ensemble censé être seul souverain ?
Il y a la vision datée de Jules Michelet le voyant comme un bloc monolithique et naturellement bon : « Je vois parmi les ouvriers des hommes de grand mérite, qui pour l’esprit valent bien les gens de lettres, et mieux pour le caractère… »9 Il ne tarissait pas d’éloge non plus sur les agriculteurs : « Le paysan n’est pas seulement la partie la plus nombreuse de la nation, c’est la plus forte, la plus saine, et, en balançant bien le physique et le moral, au total la meilleure. » La vision de Michelet dans son ouvrage est très binaire. Les gentils pauvres, avec qui il a « vécu », « travaillé » et « souffert », et les méchants bourgeois :
« Le trait éminent, capital, qui m’a toujours frappé le plus, dans ma longue étude du peuple, c’est que, parmi les désordres de l’abandon, les vices de la misère, j’y trouvais une richesse de sentiment et une bonté de cœur, très rare dans les classes riches. Tout le monde, au reste, a pu l’observer, à l’époque du choléra, qui a adopté les enfants orphelins ? Les pauvres. »

Nous ne pouvons pas juger de la France d’alors et du vécu de Jules Michelet, mais pour le monde du 21e siècle qui nous inquiète, cette vision angélique du peuple est assez éloignée de la nôtre. Pour le définir, nous reprendrons volontiers les mots de Castoriadis, « une pluralité d’individus », formant une communauté par des valeurs communes.
Comme le décrivait Emil Cioran qui rejetait toute idée de nationalisme, qui était pour lui « un péché de l’esprit », « la seule communauté véritable est celle qui est fondée sur la « famille spirituelle », et non nationale, ni idéologique. Je ne me sens solidaire que de ceux qui me comprennent et que je comprends, de ceux qui croient en certaines valeurs inaccessibles aux foules. Tout le reste est mensonge. Un peuple est une réalité sans doute ; – une réalité historique, et non essentielle. »10 Dans tous les cas, la notion de peuple renvoie au multiple et à la vulnérabilité de ceux qui le composent.
La démocratie appartient donc à cet ensemble mosaïque qu’est le peuple. Pourtant, nombreux sont ceux qui tentent de l’en éloigner, pour assurer à une poignée seulement le pouvoir de décider. En substance, le peuple ne peut pas comprendre les enjeux importants et doit être mis à l’écart pour son propre bien. « La sphère des questions « sérieuses » qui engagent la souveraineté ou l’« avenir de la nation » reste l’apanage de la représentation nationale et des gardiens des pouvoirs »11, constatent Ogien et Laugier.
Et si nous n’étions pas en démocratie ? Si tout cela n’en avait que l’apparence, le goût et l’odeur. Nous reviendrons largement sur cette interrogation déroutante et pourtant si pertinente.

II. Qu’avons-nous fait de notre souveraineté ?

Sur le papier, nous vivons un régime politique des plus enthousiasmants. Rendons-nous compte, le pouvoir est tenu « par le peuple et pour le peuple ». C’est à nous qu’il revient de choisir notre destinée, en toute transparence et dans la dignité. Et pourtant, avez-vous l’impression de gouverner ? Poser cette question c’est y répondre. Où sont les hordes de citoyens au fait des tumultes du monde ? Où sont ceux qui décident du fonctionnement de leur cité ?
Un soir de conseil municipal dans n’importe quelle commune de France : les bancs réservés au public sont vides, ou presque. On y croise uniquement les quelques présidents d’associations venus se faire bien voir pour le versement de la prochaine subvention, les plus fidèles des militants qui ont participé au porte-à-porte lors de la dernière élection ou encore les plus farouches opposants à la municipalité. Mais vous ne croiserez jamais la mère de famille soucieuse pour l’avenir de ses enfants, le jeune actif venant d’acheter son premier logement dans le village ou la chômeuse récemment fauchée par le marché. Et nous ne parlons là que de l’échelon communal. Rejoignez une assemblée d’agglomération, départementale ou pire régionale, mis à part des journalistes, vous n’y croiserez personne. Des personnes que les délibérations votées concernent pourtant.
Le maire de Friville-Escarbotin, dans le département de la Somme, prône une idée révolutionnaire de la pratique politique. Cet ancien conseiller général, élu plus jeune maire de France en 2008, défend l’idée d’une plus grande participation des citoyens, mais « quand j’invite les 5 000 habitants de Friville pour discuter de sujets importants comme les finances, l’imposition, de projets structurants, seules trente personnes se déplacent. Toujours les mêmes. C’est fatigant et extrêmement frustrant »12.
D’ailleurs quasiment aucun des administrés ne pourra vous indiquer le lieu de rendez-vous de ces réunions qui déterminent l’avenir des générations futures : taxes, accord d’un permis de construire pour un centre commercial, vente de biens immobiliers, préservation environnementale, fusion de collectivités territoriales comme les Régions ou les communes récemment, accord d’implantation d’une carrière dans un paysage touristique, armement de la police, subventions aux associations de soutien aux plus démunis, réfection du gymnase, aides au développement économique, etc. Et oui, l’essentiel se passe dans ces assemblées. Comment expliquer cette désertification ?

Le citoyen est-il « zombifié » ?

Avant d’aborder les défauts qu’apporte la démocratie représentative et plus encore les mécanismes mis en place pour éloigner le citoyen du pouvoir de décision, afin de comprendre les raisons exogènes de cette dépolitisation, nous ne pouvons passer à côté de la remise en question de la pratique citoyenne. Il y a une vacance du citoyen. Et si le citoyen n’est pas à marquer à la culotte ses élus, où se trouve-t-il ? Devant sa télévision.
En 2016, selon la dernière mesure Médiamétrie publiée en janvier 2017, près de 58 millions de Français étaient équipés de télévisions. La durée quotidienne passée devant l’écran était de 1h53 pour les 4-14 ans, 3h01 pour les 15-49 ans et enfin, 5h07 pour les 50 ans et plus. Sot une exposition moyenne de 3h43. Une durée stable par rapport à l’année 2015 (une minute de moins)13.
Hervé Kempf cite une étude d’Eurodata TV qui démontre que les téléspectateurs de 76 pays passent en moyenne chaque jour 3h12 devant leur téléviseur. « Cette durée se serait allongée de cinq minutes entre 2003 et 2008 », constate l’essayiste. Hervé Kempf poursuit :

« Al Gore [ancien candidat démocrate à la Maison blanche, ndlr] a une formule incontestable : « Un individu qui passe quatre heures et demie par jour devant la télévision aura probablement un mode d’activité cérébrale très différent de celui d’un individu qui passe quatre heure et demie à lire. » A lire, ou à jouer au tarot, discuter avec ses amis, flâner, s’ennuyer… Pour Gore, « les gens qui regardent la télévision ne participent pas à la démocratie s’ils la regardent quatre à cinq heures par jour ». »14

Les effets de la télévision sur la formation de l’être citoyen ne sont certainement pas les plus efficaces. C’est ce que rappelait Christophe Girard, ancien d’LVMH et adjoint au maire de Paris en charge de la culture, dans une tribune publiée par le journal Le Monde en août 2008, Pour une télé-vision de la télévision15.
Selon lui, les techniques utilisées par cette industrie, principalement le nombre d’images par minute, a pour effet de « placer l’esprit du téléspectateur sous tutelle, dans un état de fascination télévisuelle. […] Comment veut-on, par exemple, qu’une émission culturelle digne de ce nom soit possible lorsque les imaginaires, les perceptions et les pensées doivent se soumettre à une durée de plan inférieure à dix secondes ? » On se souvient tous de la considération sans borne qu’avait Patrick Le Lay, alors PDG de la chaîne TF1, en 2004, pour les téléspectateurs lorsqu’il avait déclaré vendre à Coca Cola « du temps de cerveau disponible ». Dans le livre Les dirigeants face au changement, il déclarait : « Il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. »16
Mettre la télévision seule sur le banc des accusés ne serait pas accordé une seine justice à ce débat. Mais un des coupables se cache certainement là. Depuis 2004, on ne peut plus dire que nous ne sommes pas au courant. Cette industrie télévisuelle a bien pour mission, dans une large mesure, d’annihiler tout esprit critique ou politisé ! Qui porte le plus le sceau de la culpabilité ?
Nous avons oublié de faire vivre l’idéal conquis. Ce qui fait dire à l’historien et philosophe Marcel Gauchet que « la démocratie n’est plus qu’un mot, plus qu’une notion fantoche qui dissimule le pouvoir effectif, exorbitant du schème individualiste et du complexe économico-financier »17. La crise de la démocratie ne réside pas dans son principe communément admis, mais c’est « une crise de dissolution de son cadre, d’évidement de sons sens ».

La presse et le rôle des journalistes

Sommes-nous devenus de simples moutons errant dans les rayons des supermarchés, trop occupés à consommer tout en rendant les armes du débat et de la pensée ? Cornelius Castoriadis partage l’idée d’une société où l’empire du capital a pris le dessus sur l’essentiel de l’existence humaine.
Ces régimes libéraux « ne font pas essentiellement appel à la contrainte, mais à une sorte de demi-adhésion molle de la population. Celle-ci a été finalement pénétrée par l’imaginaire capitaliste : le but de la vie humaine serait l’expansion illimitée de la production et de la consommation, le prétendu bien-être matériel, etc. En conséquence de quoi la population est totalement privatisée. […] La population ne participe pas à la vie politique : ce n’est pas participer que de voter une fois tous les cinq ou sept ans pour une personne que l’on ne connaît pas et que le système fait tout pour vous empêcher de connaître. Mais pour qu’il y ait un changement […] il faut aussi et surtout que change l’attitude des individus à l’égard des institutions et de la chose publique, de la res publica, de ce que les Grecs appelaient ta koina (les affaires communes) »18.
Pour le philosophe, il est grand temps que « la passion pour les objets de consommation doit être remplacée par la passion pour les affaires communes ». Cette question de la participation à la chose publique est centrale dans la pensée de cet intellectuel français, d’origine grecque :

« Dans nos « sociétés libérales d’oligarchie », le peuple n’a tout au plus qu’un vague véto électoral, tous les cinq ou dix ans – veto, comme vous le savez, plus fictif que réel pour la simple raison que le jeu est truqué, non pas au sens de la fraude électorale, mais parce que les choix offerts aux électeurs sont toujours prédéterminés. Mais il ne faudrait pas croire pour autant que les oligarchies dominantes, capitalistes ou politiciennes, violent partout et toujours un peuple innocent, à son corps défendant. […] Ont-ils été zombifiés par des esprits maléfiques ? […] Je ne crois pas qu’ils soient zombifiés, je crois simplement qu’on traverse une phase historique très critique dans laquelle le problème de la participation politique est effectivement posé. »

Le citoyen se désintéresse des « affaires communes » et pourtant il n’a jamais, dans l’histoire de l’humanité, été autant informé. N’importe qui, même le plus éloigné de l’actualité, sera au courant en quelques secondes d’un attentat commis à des milliers de kilomètres de lui ou de la dernière erreur tactique commise par le plus imbécile de nos responsables politiques. Revenus des ministres, décision de la Grande-Bretagne de quitter l’Union Européenne, élection de Donald Trump aux États-Unis, mensonge sur les armes de destruction massive en Irak, le nombre de migrants qui traversent la Méditerranée chaque jour, etc. Rien ne lui échappe. Il y a là un paradoxe difficile à saisir. Hyper connectivité contre abandon du poste de contrôle.
Dans le grand maelström de l’information, le numérique a bouleversé la donne. En effet, les journaux papier voient leurs chiffres de vente s’écrouler. La presse d’information générale et politique se porte mal en France. Prenons l’exemple de la presse quotidienne nationale. Le Figaro ou Le Monde, les deux plus grands quotidiens nationaux, ne vendent pas plus de 300 000 journaux chaque jour en comptant les abonnements. Certains s’en sortent mieux comme le paquebot Ouest-France et ses presque 700 000 exemplaires vendus chaque jour en moyenne en 201519. Mais la tendance est pour tout le monde la même : c’est la chute inexorable. Les journaux sont dans l’incapacité de renouveler leur lectorat vieillissant. Les rédactions se vident.

Au milieu du déclin, une lumière : le tournant numérique. La progression de la presse traditionnelle sur le web est flagrante. L’immense majorité de la presse française possède un site web et est active sur les réseaux sociaux. Une forte présence numérique qui permet de relativiser la perte du lectorat. Une relativité mis en exergue par la professeure d’économie, Julia Cagé. Elle rappelle qu’entre 2008 et 2013, les visites totales sur les sites web des quotidiens « sont passées de 50 millions à près de 180 millions par an en moyenne pour un site ; soit une multiplication par plus de trois en cinq ans. »20 Comparés aux tirages papiers, « ces chiffres donnent le tournis ». L’universitaire souligne que « rien qu’en juillet 2014, le nombre de visite total sur Lemonde.fr a dépassé les 66 millions ».
Mais pour plus de précisions et pour faciliter la comparaison avec le papier, il est préférable de s’en tenir non pas aux visites totales (un visiteur peut se rendre plusieurs fois sur un site d’informations au cours d’une même journée), mais aux visiteurs uniques par mois. « Pour Le Monde, le nombre de visiteurs uniques par mois s’élève à plus de 8 millions, et chaque visiteur effectue en moyenne huit visites par mois. Le nombre moyen de visiteurs quotidiens se trouve ainsi réduit à environ 1,5 million. Qu’en est-il du lectorat papier ? Si l’on considère les seuls chiffres de diffusion papier (300 000 pour Le Monde), il faut bien reconnaître qu’ils restent inférieurs à ceux du web. Mais plusieurs choses sont à noter. Tout d’abord, pour passer de la diffusion au nombre de lecteur papier, il faut multiplier la diffusion par le nombre moyen de lecteurs par exemplaire papier, soit six pour Le Monde d’après les enquêtes disponibles. En d’autres termes, le lectorat quotidien moyen du Monde papier est de 1,8 million. Les ordres de grandeur sont tout de suite beaucoup plus similaires et les écarts abyssaux souvent brandis se sont réduits. »
L’effondrement des ventes de journaux est loin de signifier que l’information n’est plus consommée. Au contraire, le numérique vient apporter un complément, là où il y a quelques décennies, seul le papier comptait. Les médias d’informations jouent encore un rôle important et sont suivis. Si l’on considère que le rôle de la presse, à l’inverse de la télévision, est capital pour l’apprentissage de la citoyenneté, c’est évidemment une réjouissante nouvelle.
Cela dit, la qualité de lecture en a pris un coup. Les internautes « survolent » l’actualité. Aidés par les notifications des applications, leur temps de lecture sur les sites d’informations, est limité à moins de cinq minutes par jour en moyenne. C’est 7 à 8 fois moins que le temps de lecture d’un journal imprimé.

De l’autre côté de l’Atlantique, Christopher Lash avait constaté que la connaissance des Américains des affaires publiques est « constamment en déclin »21. Il trouvait cela « curieux », dans un monde de surabondance médiatique, mais certainement que ce papillonnement de l’information peut l’expliquer.
Non seulement le citoyen survole, mais en plus il est inondé d’informations. Une surabondance qui pourrait expliquer une certaine incapacité pour le receveur de trier, d’analyser. Ou, plus grave, avec un effet de lassitude pour des affaires politico-financières, par exemple, du fait de la répétition. Si une affaire sort tous les 10 ans, la révolte a de grande chance d’être grande. Quand c’est 10 par an…
Il est important de relativiser, l’érosion de la consommation de la presse, mais cela ne peut occulter la réalité. Le traitement de l’information, est-il bon ? Les journalistes ne peuvent pas échapper à une introspection sur leurs pratiques pour expliquer en partie le fait que leur marchandise, l’information, se vende moins bien.

L’arrivée du numérique a changé considérablement l’approche qu’a le journaliste, une rédaction ou plus largement un média, à l’information.
La baisse des chiffres de vente pour l’ensemble des journaux papier, ne veut pas dire que le lecteur-citoyen ne se renseigne plus. Il s’est simplement détourné de ce support, pour en privilégier un autre : le web.
Les médias ayant pris le virage du numérique, ils se doivent de répondre à des attentes, tout comme le rédacteur en chef d’un journal papier se doit de réaliser de bonnes ventes, sous peine que son directeur le limoge ou pire mette la clé sous la porte. Les médias sont des entreprises qui doivent gagner de l’argent ! Lorsqu’un grand groupe de presse lance un site d’informations générales en ligne, il doit mettre une équipe rédactionnelle sur ce nouveau support, pour l’alimenter. Le développement et les charges fixes ont évidemment un coût important pour l’entreprise qui prend ce risque. Comment se rémunérer ? Par la publicité, comme l’ont toujours fait les journaux. Comment vendre et fixer le prix de la publicité ? Par le nombre de clics. Le prix de la publicité est corrélé au nombre de visites sur le site. C’est ainsi qu’un annonceur peut estimer la visibilité de sa démarche marketing. Ces nouvelles approches changent la donne et pourraient ne pas servir l’intérêt démocratique.
La recherche du clic pour la rémunération, peut entraîner une dérive : la recherche du buzz.
C’est le même travers que l’on retrouve à la télévision depuis de nombreuses années. La phrase ou l’image choc pour consolider une audience.
C’est exactement ce contre quoi s’est élevé Michel Onfray, habitué des plateaux télé et des studios radios, lorsqu’il a décidé, en septembre 2016, de lancer sa propre télé sur le web, « pour disposer de temps afin de développer des argumentations et des démonstrations, ce qui est impossible dans un média pour lequel le temps c’est de l’argent. Et souvent : beaucoup d’argent… »22 :

« La petite phrase est la production idéologique destinée à créer le buzz qui induit les parts de marché qui décident de la reconduction des émissions, de la place dans les grilles de diffusion et, bien sûr, des émoluments des animateurs. On comprend qu’avec pareils enjeux, les médias de masse aient intérêt à cultiver le superficiel, l’anecdotique, le bref, le ricanant, sinon l’imbécile. »

À charge maintenant, aux responsables des rédactions de tenir une ligne éditoriale claire, afin de maintenir un intérêt démocratique au travail journalistique. Mais s’il n’y avait que cela…

L’algorithme, l’anti-journalisme

Les choix éditoriaux des rédactions « peuvent être biaisés par la technologie », comme le souligne Éric Sherer, directeur de la prospective et du MédiLab à France Télévision. Écrire pour les moteurs de recherche, cela a débuté dans les années 2000. Le règne du search engine optimisation (l’optimisation par le moteur de recherche) pouvait alors commencer. « Certaines rédactions ont privilégié une écriture de titres permettant aux articles d’être bien placés dans les moteurs de recherche. Cette pratique a généré un risque énorme et un cauchemar pour les rédactions : s’apercevoir que Google dirige la conférence de rédaction du matin car c’est en fonction des requêtes et des recherches des internautes la veille qu’on va déterminer les sujets qui intéressent »23.
Chaque média parle le même langage, avec les même mots, afin de plaire au moteur de recherche et ainsi être « bien placé ». L’information web favorise ce que Pierre Bourdieu appelait « la circulation circulaire de l’information » : tout le monde dit la même chose sur des sujets choisis par le « Dieu Google ».
Mais le moteur de recherche n’est pas la seule plateforme de distribution de l’information. Le plus gros vecteur est Facebook, « devenu le kiosque mondial de l’information », ose Eric Scherer. La génération des moins de 40 ans, appelée Millennials, représente 60% de la population mondiale. En France, on estime que cette génération Y, âgée de 18 à 35 ans, représente 16 millions de personnes24. Aux États-Unis, cette génération représentera 40% de l’électorat, en 2020. Pour Christophe Deroubaix, journaliste et spécialiste français des USA, « il y a bien un « grand remplacement », aux États-Unis, mais il n’est pas là où les théoriciens d’extrême droite le pensent : le grand remplacement est bel et bien « générationnel » »25.
Ces jeunes, comment s’informent-ils ? Via les réseaux sociaux, pour le plus grand nombre. Ce qui fait dire à Eric Scherer que « les médias d’information traditionnels sont en train de perdre le contrôle de leur distribution après avoir perdu le contrôle de la mise en forme de leurs articles. Les géants du Web sont venus s’intercaler entre eux et leur audience ».

Et pour comprendre le pouvoir de ces nouveaux médias, il faut comprendre l’importance des algorithmes utilisés par les géants de la Silicon valley qui détiennent « les clés de l’information ». Ce que l’utilisateur de Facebook voit s’afficher sur son fil d’actualité, n’est que la conséquence de suites d’opérations décidées par un mathématicien. L’algorithme sélectionne ce que l’utilisateur aperçoit sur son écran. Facebook « décide aussi à qui il les destine. Facebook choisit donc quelles informations il va proposer à vos amis […]. Les clés de l’algorithme relèvent du secret des affaires le plus absolu, comme la formule de Coca-Cola. […] », poursuit Eric Scherer.
La diffusion de l’information n’est plus déterminée par l’entreprise médiatique qui maîtrisait toute la chaîne, jusqu’à l’acte d’achat.
Les citoyens ne sont pas moins informés, ils ont changé leur canal d’approvisionnement de l’information. Et en parallèle, les rédactions ont fondamentalement changé leurs pratiques, pour répondre au mieux au dicta des algorithmes secrets des moteurs de recherches et des réseaux sociaux.
Nous sommes bien loin des principes de la liberté de la presse, inscrite dans notre constitution, et garante de notre démocratie. Mais nous en sommes là !

Mais se livrer à cette unique analyse serait trop simple pour être réaliste. Malgré le défi sans précédent qu’est celui du numérique, certains médias prouvent que le journalisme ne meurt pas du web. L’exemple le plus connu étant celui de Médiapart. Il existe son petit frère Les jours. Ces deux supports payants prouvent qu’investigations et reportages sont conciliables avec le journalisme en ligne. À une échelle plus modeste, certains groupe de presse régionaux prouvent qu’il est possible de développer des pure-players (sites gratuits d’informations en ligne), tout en respectant la déontologie qu’impose le métier, c’est à dire, pour le journaliste y exerçant, ne pas renier leurs valeurs.
« Le secteur est en ébullition », s’enthousiasme Jean-Christophe Boulanger président du Spiil (Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne)26. « Il y a beaucoup de créations et très peu de mortalité, et l’immense majorité des 150 adhérents du Spiil est rentable ». Les sites en ligne sont cinq fois plus nombreux qu’il y a cinq ans : « La CPPAP (Commission paritaire des publications et agences de presse) a recensé 906 sites d’info en 2015, dont 391 pure-players, contre 189 sites en 2010. »
Face aux algorithmes et aux réseaux sociaux, devenus des médias à part entière, le défi est considérable, mais pas insurmontable.

D’autre part, nonobstant la chute des ventes papier, une « presse pas pareil » tente de survivre. Des rédactions totalement indépendantes, ne vivant principalement que de la vente et des abonnements, proposent un temps long, loin de l’immédiateté pouvant être nuisible en démocratie. Cette presse s’est unie sous cette bannière, à l’appel du mensuel Le Ravi, en mars 2014. « Editée par des associations, des coopératives ou de petites entreprises contrôlées par leurs salariés, elle [cette presse pas pareil, ndlr] renoue avec les fondamentaux d’un métier ailleurs souvent oubliés  : l’irrévérence, l’enquête, le goût du débat, la volonté de donner aux lecteurs, les moyens du plein exercice de leur citoyenneté, en les faisant participer au-delà d’un accès contrôlé à des « commentaires » qui servent trop souvent de déversoir. »
Ces rédactions à contre-courant sont mues par une puissante volonté : séparer la presse du monde de l’argent. Volonté folle, mais pas si dénuée de sens au moment où la grande majorité des groupes de presse en France est détenue par des financiers : Vincent Bolloré (groupe canal +, dont Itélé), Matthieu Pigasse (Le Monde, Les Inrocks), Patrick Drahi (Libé, L’express, L’étudiant, BFMTV, RMC…), Xavier Niel (Le Monde, L’Obs), Martin Bouygues (TF1, Direct Matin), etc.

III. Les raisons de l’abandon de notre souveraineté
La disparition du bistrot

La démocratie est réduite à son minimum, dans notre plus totale complicité ! Le citoyen a abandonné les lieux de vie du politique. A commencer par les plus anodins comme le bureau, la maison ou encore le bistrot. Pourtant, ce lieu de réunion informel, endroit préféré dans notre histoire des essayistes, intellectuels, agitateurs et révolutionnaires, est un haut lieu de la démocratie, qui est en voie de disparition. Ces « lieux intermédiaires » (The third place), comme les appelait le sociologue américain Ray Oldenburg, se font de plus en plus rares. Des lieux de rendez-vous structurant dans un quartier sont remplacés par les centres commerciaux, la restauration à emporter, les achats sur internet.
Pourtant la démocratie a besoin de bavardage, de conversation. Christopher Lasch l’avait décelé avant de mourir, la vie civique a besoin de citoyens qui se rencontrent « en égaux, sans égard à leurs origines raciales, sociales ou nationales. […] Même les pubs, les snack-bars, qui semblent d’abord ne rien à voir avec la politique ou les arts de la cité apportent leur contribution au genre de conversation ouverte et à bâtons rompus qui est le terreau de la démocratie »27. Pour l’intellectuel américain, «  il peut exister un rapport direct entre le déclin de la démocratie participative et la disparition des lieux tiers ».
La plupart des communes de France se posent la question de conserver des lieux de vie comme les restaurants et bars, par intérêt économique, mais pas seulement. Aussi par nécessité de cohésion. En Seine-Maritime, la problématique s’est posée pour le village de Sommery. La municipalité avait des vues sur le bar-restaurant Le Bienvenu, situé au cœur du village. Aucun entrepreneur ne souhaitait poursuivre l’activité après le départ en retraite de son ancienne propriétaire. Au début de l’année 2015, la maire a voulu racheter les lieux, pour faciliter l’installation d’un jeune restaurateur. Trop cher (400 000 euros), le reste des conseillers municipaux n’a pas suivi. Pourtant, un an plus tôt, le village de Bosc-le-Hard, situé à quelques kilomètres de Sommery, venait de faire l’acquisition du restaurant la Bolhardaise, pour 235 000 euros. La force publique comme ultime recours lorsque les « lieux tiers » disparaissent.
Les bars de nuit à Dieppe (Seine-Maritime) : une économie en chute libre (extrait d’un l’article paru dans le journal Les informations dieppoises en mars 201428)

Un bar par jour tout au long de l’année. Il y a moins de trente ans, le Dieppois pouvait commander son demi dans les 395 établissements de la commune. Tous les anciens confirment cette légende qui n’en serait pas une. Cette époque est révolue.
Actuellement, Dieppe ne compte pas plus de 136 licencies IV (autorisation de vendre toutes les boissons alcoolisées). Il s’agit du nombre officiel déclaré en mairie. La vérité serait nettement moins glorieuse, puisque sont comptés les restaurants, les bars en liquidation judiciaire ou les ventes en cours. En réalité, il y aurait près de 70 bars. Et si on veut sortir le soir pour faire la « bringue » entre amis, l’étau se resserre. Il y a moins d’une dizaine de bonnes adresses. La culture du bar s’est perdue. Ces dix dernières années, les Dieppois ont constaté les fermetures successives.

Disparition de plusieurs clientèles
Le climat festif de Dieppe s’est dégradé petit à petit. Alors qu’ils étaient plus de 800, les dockers ont aujourd’hui disparu du paysage portuaire. Même chose pour les marins pêcheurs. Une population prompte à l’amusement sur le zinc et surtout solvable. Depuis une vingtaine d’années, Dieppe s’appauvrit, perd ses habitants.
Autre grosse perte pour les chiffres d’affaires : la fuite des Anglais. Le déplacement de l’arrivée du ferry a été vécu comme un choc. « Une grosse bêtise », « un manque à gagner énorme », « ils ne viennent plus jusqu’au centre-ville »… Tous les patrons sont unanimes. D’autant plus incompris par les professionnels que rien n’est fait pour encourager les voisins d’outre-Manche. Les navettes sont inexistantes ou presque entre le terminal et l’office de tourisme. « Ça ne donne pas envie aux Anglais de venir s’amuser au centre-ville. En pleine nuit, ils doivent se faire le trajet à pied avec les valises à la main pour rejoindre leur hôtel », peste un gérant.
« Les Anglais étaient tous dehors bien imbibés, ça se battait souvent. On les remettait sur le navire », plaisante un policier.
Où sont passés les Anglais ?
Les patrons de bars se plaignent tous d’avoir perdu la clientèle anglaise depuis que les voisins d’outre-Manche n’atterrissent plus directement en centre-ville. Pourquoi ce déménagement ? L’explication est économique, mais surtout pratique. Depuis la liaison avec l’Angleterre au milieu du 19e siècle, le ferry débarquait en plein cœur de Dieppe. Au milieu des années 1960, les bateaux ont commencé à transporter de la marchandise. Petit à petit, les navires ont grossi, les marchandises sont devenus plus conséquentes. L’actuel port de plaisance devenait beaucoup trop petit.
« La SNCF, qui a l’époque gérait la ligne, m’a fait comprendre qu’elle se retirerait si on ne faisait rien », se souvient l’ancien directeur général de la chambre de commerce et d’industrie, Jacques Bialek. En effet la distance entre les deux quais du centre-ville n’était que de 115 mètres. « Ils ne pouvaient plus faire demi-tour dans le port, parce qu’il faut que les navires repartent nez au vent »explique Jacques Bialek.

Comme le résumaient, sous forme de faux questionnement, Albert Ogien et Sandra Laugier, « la démocratie prend-elle consistance dans un système politique dont l’élection est la pierre d’angle et qui repose sur l’existence de partis en lutte pour obtenir le vote des citoyens, ou bien dans l’actualisation des principes d’égalité, d’autonomie et de pluralisme qui la définissent dans le quotidien des relations sociales, dans les ménages, les bureaux, les entreprises et les villes ? »29

Les experts aux commandes

Sans ces « third places », il devient presque impossible de s’exercer à la politique. Comme l’a constaté Pierre-Alain Cardonna, acteur de la vie politique marseillaise, « beaucoup ne se sont pas autorisés à faire de la politique. […] On a longtemps expliqué, que ce n’était que des professionnels »30. Tout est là !
Les experts ont réussi à prendre la place. Parce que s’arrêter à la description d’un citoyen, qui aurait en conscience choisi de s’extraire de la discipline politique serait de toute évidence trop réducteur. Il existe des forces en présence qui imposent l’éloignement de la vigie des affaires publiques.
Il nous semble d’abord essentiel d’interroger notre régime politique fondé sur la démocratie représentative. Lorsqu’on décrit notre fonctionnement politique à l’école, c’est bien de celui dont on parle aux plus jeunes, avec un argument tout simple : c’est plus facile ainsi. Comment voulez-vous avancer dans un pays de 66 millions d’habitants, cinquième puissance mondiale, si chacun doit s’exprimer ! Arnaud Salvini, dans un ouvrage à visée pédagogique sur le fonctionnement de l’Assemblée nationale, insiste sur le fait qu’il est « nécessaire de désigner des représentants du peuple pour exercer le pouvoir. C’est le système politique dit de la démocratie représentative ou démocratie indirecte »31.
Mais pourquoi adjoindre à la démocratie, l’adjectif « représentative » ? La « démocratie représentative » est-elle forcément une démocratie ?
De notre point de vue la réponse est non. Pour l’expliquer, nous pouvons nous appuyer sur les réflexions toujours tranchées de Jacques Rancière qui estime que « la représentation est dans son origine l’exact opposé de la démocratie ». Pourquoi une approche si radicale ? Parce qu’avec cette démocratie participative, le peuple, dans sa multiplicité, n’est plus souverain. Nos représentants se chargent de gouverner. Pour Jacques Rancière, les gouvernements démocratiques n’existent plus. « Les sociétés, aujourd’hui comme hier, sont organisées par le jeu des oligarchies »32, dénonce le philosophe. Une minorité impose ses décisions à une majorité. Pour Rancière, « la représentation […] est, de plein droit, une forme oligarchique, une représentation des minorités qui ont titre à s’occuper des affaires communes. » Penser encore que le peuple est souverain, c’est se bercer d’illusion. Pour lui, « le « pouvoir du peuple » est donc nécessairement hétérotopique (un lieu imaginaire où serait située l’utopie, concept inventé par Michel Foucault en 1967, NDLR) ».
La démocratie représentative est en fait un régime parlementaire qui repose sur le suffrage universel qui n’est pas, selon Jacques Rancière, une « conséquence naturelle de la démocratie ».

L’oligarchie est « le pouvoir de quelques-uns, qui délibèrent entre eux des solutions qu’ils vont imposer à tous », selon la définition d’Hervé Kempf33. Qu’est d’autre un gouvernement, une assemblée nationale ou encore un conseil municipal si ce n’est la possibilité de quelques uns d’imposer des lois à la majorité. Sous le mandat de François Hollande, le plus illustre des exemples est l’application de la loi Travail, imposée grâce au recours à trois reprises de l’article 49-3 de notre constitution, c’est-à-dire, de couper court à tous débats parlementaires, à défaut d’être démocratique, pour engager la responsabilité du gouvernement. Si cela n’est pas une disposition aux mains d’une oligarchie ? Autre exemple souvent évoqué et parfaitement révélateur de la captation du pouvoir par l’oligarchie : le référendum européen de 2005. Les Français souverains votent « non » et trois ans plus tard la France ratifie le « traité de Lisbonne » reprenant pratiquement mot pour mot le texte rejeté.
Le sociologue anglais Colin Crouch, a développé le concept « post-démocratie », pour définir notre régime politique – un glissement de la démocratie vers l’oligarchie :

« Même si les élections existent et peuvent changer les gouvernements, le débat électoral est un spectacle soigneusement contrôlé et géré par des équipes rivales de professionnels experts dans les techniques de persuasion. Le débat porte sur le petit nombre de dossiers sélectionnés par ces équipes. La masse des citoyens joue un rôle passif, voire apathique, en ne réagissant qu’aux signaux qui lui sont envoyés. Derrière le spectacle du jeu électoral, la politique réelle est définie en privé dans la négociation entre les gouvernements élus et les élites qui représentent de manière écrasante les intérêts des milieux d’affaires. »

La « post-démocratie » aurait comme le goût, l’odeur et l’apparence de la démocratie, sans en être une.
La démocratie représentative « moteur de l’immobilisme »

Mais pourquoi s’acharner sur cette pauvre démocratie représentative qui fait ce qu’elle peut ? Parce que reposent dans ces fondamentaux, les bases du délitement.
Pour le penseur Alain Badiou, « la démocratie, sous sa forme parlementaire, interdit tout changement d’ampleur. Le parlementarisme repose sur le principe de l’alternance, c’est-à-dire de l’atténuation nécessaire des éventuelles contradictions vives. Ce cadre implique que les composantes politiques majoritaires acceptent de se laisser pacifiquement la place, l’une après l’autre. »34 Comme l’a constaté le maire de la Somme, David Lefèvre, « notre système fait en sorte que le premier objectif d’un politique est de viser sa propre réélection et pour cela, il doit faire en sorte qu’il n’y ait pas trop de crises. Lorsqu’on sait que tout changement génère de la crise, finalement on ne fait plus rien. C’est un formidable moteur à l’immobilisme ».

Ces réflexions poussent à penser que donner mandat en démocratie, n’est pas acceptable. Cela empêche, in fine toute possibilité d’expression, ou en tout cas la comprime, alors que l’accès à l’information est devenu d’une facilité enfantine, grâce au numérique. Comme le regrette, l’élu local fervent défenseur de la démocratie participative, « la seule possibilité qu’on a aujourd’hui de s’exprimer est de voter pour des personnes. Voter pour des idées est extrêmement rare. La dernières fois qu’on l’a fait, l’avis du peuple n’a pas été suivi (référence au référendum sur le Traité européen en 2005, NDLR). Le citoyen se dit : « Après tout, j’arrête. » Prenez par exemple une réunion de conseil municipal. Il n’y a que deux ou trois spectateurs par réunion et ces spectateurs réglementairement ne peuvent pas prendre la parole. Le citoyen se demande l’intérêt qu’il a à venir si c’est seulement pour écouter, sans influer »35.

Les partis politiques à la barre

Certes, nous pourrions imaginer des règles pour s’assurer que notre système représentatif soit pleinement démocratique, comme les mandats électoraux courts et non renouvelables, le non cumul des mandats ou encore l’interdiction pour les fonctionnaires d’État d’être représentants du peuple. Mais même cela ne suffirait pas. Laisser faire son représentant à sa place, là commence le mal.
Pour David Lefèvre, cela « n’incite pas à s’engager. Aujourd’hui, vous déléguez votre pouvoir pendant 5-6 ans à une personne ou un groupe de personnes. Dans la pratique, on voit que cela est ridicule de penser qu’une personne pour qui on a voté prendra les mêmes décisions que vous, si vous étiez à sa place ». Il en va de même pour les structures politiques, les partis.
Comment devenir des êtres de conscience, si nous laissons une caste décider pour nous. La réappropriation de l’espace politique, passe par l’engagement réel, corporel. L’écologiste Daniel Conh-Bendit aborde cette délicate question dans son ouvrage Pour supprimer les partis politiques :

« Il faut faire passer la politique du domaine de la propriété à celui du logiciel libre, public. Le Printemps arabe l’a prouvé : on n’a pas encore trouvé mieux que la démocratie, malgré les aléas susceptibles de la défigurer. Mais là encore, il ne tient qu’à nous de les repousser en nous comportant comme des sujets politiques autonomes. »36

Les partis politiques sont devenus un frein au moteur de l’innovation démocratique. Cornelius Castoriadis voyait dans les partis politiques « des organisations bureaucratiques, qui prétendent (en fonction d’une idéologie plus ou moins bancale) avoir trouvé le point archimédien pour la transformation de la société ; à savoir, il faut s’emparer de l’appareil de l’État, et tout le reste va suivre ». Pour l’intellectuel, « la solution ne passe certainement pas par les partis politiques tels qu’ils existent ». Castoriadis invite à voir plus grand, car « l’activité politique est nécessairement collective ». Elle ne passe pas seulement par des élections, qui fourniront des hordes de députés et conseillers municipaux. Cornelius Castoriadis prend en exemple l’événement historique qu’a été Mai-68, pour démontrer que « le lieu de la politique est partout. Le lieu de la politique, c’est la société » :

« Quel a été l’événement politique le plus important en France depuis vingt ans, sinon davantage ? C’est Mai 68. Or qui a fait Mai 68 ? Quel est le parti qui a fait Mai 68 ? Aucun. Pourtant, dix ans après, la France est plus marquée par Mai 68 que la France de 1881 ne l’était pas la Commune. »

Même si Jean-Luc Bennahmias, ancien secrétaire national des Verts, ne considère pas que le désintérêt pour la politique vient des partis, il a conscience de la portée limitée de cette « institution ». Le parti « est là pour prendre le pouvoir et gérer la société. Une formation politique n’est qu’une machine à conquérir le pouvoir »37. La démocratie n’est pas le souci du parti, loin de là. Surtout lorsque lui-même n’est pas exemplaire. La démocratie interne dans un parti n’existe quasiment pas. Le regard de l’ancien député européen est intéressant, du fait de la création récente de l’Union des démocrates et écologistes (UDE), aux côtés de l’ancien écolo et membre du gouvernement, Jean-Vincent Placé :

« Le monde politique ne permet absolument pas qu’un parti soit totalement démocratique. C’est impossible. […] Un exemple : vous êtes en alliance avec d’autres formations, avec qui vous devez passer des compromis. Vous refaites descendre les compromis passés avec vos alliés dans votre propre formation ? Dix ans après, vous y êtes encore. […] Réunir une dizaine de personnes en leur disant « vous allez tout décider », ne peut pas permettre l’émergence d’action. »

Ce qui constitue la crise que nous vivons, ce n’est pas le fait que cela soit mis en place, puisque c’est le cas depuis des décennies, mais bien le fait que la population, de plus en plus éduquée, s’en aperçoive. Les fêlures du système partisan sont mises à nu. Jean-Pierre Mignard, intime de François Hollande et membre du conseil national du Parti socialiste, constate « la qualité médiocre de la vie politique interne des partis. Par leur baisse de recrutement, par leur déficience organisationnelle et leurs compétitions internes mettant en danger leur existence même et leur réputation auprès des citoyens »38.

On peut le nier et continuer de défendre le cumul des mandats pour les politiciens, parce que « les entités durables sont essentielles en démocratie », comme ose le défendre Bernard Manin, historien et directeur de l’École des hautes études en sciences sociales, en mai 2015, lors d’une audition à l’Assemblée nationale. Pour lui, comme pour tous les défenseurs du système établi, « il n’y a pas de crise du système démocratique. L’absentéisme s’est accru, mais c’est une abstention intermittente. Les électeurs votent si l’enjeu est important et si l’élection s’annonce serrée. […] Le problème c’est le discrédit du personnel politique ; une classe fermée, préoccupée par ses intérêts ». Ou comment ne pas remettre en cause l’oligarchie excluante, mais les acteurs du système.
Circulez, il n’y a rien à voir. Le citoyen, n’a pas besoin d’être plus que cela impliqué dans les choix publics.
Cette tentation de ne pas davantage impliquer le citoyen est bien ancrée dans notre classe politique. Même Jean-Luc Bennhamias, issu de la mouvance libertaire, prétend, tout en le regrettant, être « sûr et certain que le citoyen s’en fout complètement » d’avoir « davantage de démocratie ». Si le peuple souverain perd du terrain, qui reste-t-il pour prendre les décisions ? Les experts ! Cette volonté de laisser faire les techniciens est ancienne et bien construite.

Une oligarchie au service de quoi ?

On cite souvent Nicolas Machiavel et son ouvrage Le prince, pour évoquer le cynisme en politique. Mais pourquoi remonter si loin dans notre histoire, alors qu’il existe des théoriciens modernes, avec des modes de pensées et des stratégies toujours à l’œuvre.
Edward Bernays, neveu de Sigmund Freud, mais surtout considéré comme le père de la manipulation des masses et des relations publiques, a écrit Propaganda en 1928. Son obsession était de donner des clés aux puissances, entreprises essentiellement, pour leur permettre de ranger l’opinion à leurs causes.
D’un cynisme froid, il veillait à nous rendre mouton, à nous « zombifiéer ». Selon ce théoricien « la manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique ». Edward Bernays était convaincu que ceux qui possédaient le pouvoir de manipuler, formaient alors « un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays ». Le publicitaire l’avoue, « dans la vie quotidienne, […] de fait nous sommes dominés par ce nombre relativement restreint de gens […] en mesure de comprendre les processus mentaux et les modèles sociaux des masses. Ce sont eux qui tirent les ficelles […]. Nous ne réalisons pas, d’ordinaire, à quel point ces chefs invisibles sont indispensables à la marche bien réglée de la vie collective. »39
L’Américain, d’origine autrichienne, était persuadé du bien fondé de son œuvre auprès des puissants, parce que « même s’il arrive que les instruments permettant d’organiser et de polariser l’opinion publique soient mal employés, cette organisation et cette polarisation sont nécessaire à une vie bien réglée ». L’ordre au détriment du pari de l’intelligence. De toute façon pour Edward Bernays, le peuple agit en meute et il suffit d’« excitez un nerf à un endroit sensible, et vous déclencherez automatiquement la réaction d’un membre ou d’un organe précis » :

« Les sociologues sérieux ne croient plus […] que la voix du peuple exprime une volonté divine ou une idée remarquable de sagesse et d’élévation. La voix du peuple n’est que l’expression de l’esprit populaire, lui-même forgé pour le peuple par les leaders en qui il a confiance et par ceux qui savent manipuler l’opinion publique, héritage de préjugés, de symboles et de clichés, à quoi s’ajoutent quelques formules instillées par les leaders. »

Le monde tel que dépeint par l’habile Edward Bernays, ne fait pas rêver et même agit comme un répulsif ! Pourtant, il ne fait que décrire des mécanisme encore à l’œuvre aujourd’hui. Des « dirigeants invisibles » nous contrôlent et « façonnent à leur guise nos pensées et nos comportements. »40 Vous avez dit démocratie ?
Des « corps » exercent bien une « autorité », sans le consentement de la « nation », du peuple souverain, pour reprendre les mots de la Constitution.
Peut-on redresser la barre ou au contraire, comme le suppose Rayond Aron, « on ne peut pas concevoir de régime qui, en un sens, ne soit oligarchique »41?
S’il en croit Edward Bernays, Aron avait vu juste. « La propagande ne cessera jamais d’exister. Les esprits intelligents doivent comprendre qu’elle leur offre l’outil moderne dont ils doivent se saisir à des fins productives, pour créer de l’ordre à partir du chaos. »42
Voilà un constat qui fait froid dans le dos. La belle utopie, à jamais restée au placard des idées.

La simple lecture de Bernays suffit à comprendre le temps et l’énergie passés par ces « gouvernement invisibles » pour nous empêcher de penser, de comprendre et de proposer un modèle différent.
Nous pouvons mettre des noms sur ces puissances. Nous pourrions commencer par celui de « capitalisme ». Penser la manipulation des masses et l’asservissement pour le compte des « invisibles », n’est plus seulement une pensée d’activistes de gauche, mais revient à commencer percevoir les coulisses de ce décor. Le penseur, Alain Badiou, met les pieds dans le plat. Pour lui, nos démocraties représentatives à la sauce Bernays, favorisent pleinement l’accroissement des richesses. Alain Badiou l’affirme, « un grand Autre – autre que le grand Autre divin – […] se dissimule dans la démocratie représentative. Je soutiens que ce grand Autre, c’est le capital ».
« Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu de démocratie parlementaire ailleurs que dans un pays où le capitalisme a franchi un certain seuil de développement. Cela me fait dire, poursuit Alain Badiou, que la Chine finira bien, un jour, par découvrir les vertus du régime démocratique, beaucoup plus approprié au développement capitaliste que le pesant système bureaucratique. De manière générale, depuis l’effondrement des États socialistes, nous assistons partout dans le monde à une fusion quasi totale entre les puissances économiques et les prétendus « représentants » politiques […]. »43

Le plébiscite du régime autoritaire

C’est ce que constate Hervé Kempf : «  le capitalisme s’était toujours, durant son essor, associé à la démocratie : le libéralisme économique était frère du libéralisme politique. »44 Et s’il parle au passé, c’est que l’essayiste, observe qu’« aujourd’hui, la disjonction entre les deux phénomènes est de plus en plus nettement affirmée ». Inexorablement, l’oligarchie au pouvoir grâce aux urnes, revendique le droit à davantage.
Pour illustrer ses dires, l’auteur cite Thomas Friedman, éditorialiste d’obédience centriste du New York Times : « Une autocratie gouvernée par un parti unique présente certainement ses défauts. Mais quand elle est dirigée par un groupe de gens raisonnablement éclairés, comme c’est le cas en Chine aujourd’hui, elle peut aussi avoir de grands avantages. C’est qu’un parti unique peut imposer des politiques difficiles à faire accepter mais essentielles pour faire avancer une société dans le XXIe siècle ». Pour Kempf, « l’aveu » est « de moins en moins gêné de la nécessité de contourner ou de se passer de la démocratie ». Un lâcher-prise avec l’idéal démocratique, emporté par le pragmatisme.
L’ancien bras droit de François Bayrou pose la question : « Comment gérer des villes de plus de 30 millions d’habitants ? Comment gérer de façon démocratique ces cités ? Même en dictature, c’est difficile » Pour l’ancien élu européen « cela demande forcément, a minima, un régime d’une autorité extrême. Je ne dis pas que c’est bien. Au Brésil, Lula et après Rousseff, sont entrés militairement dans les bidonvilles, avec l’armée et des tanks, pour que la puissance des gangs ne soit pas exponentielle. Parce que dans un schéma démocratique, évidemment il n’y a pas que des gentils. »45 L’homme politique français, assume « un discours totalement horrible », mais « d’un réalisme total ». Et alors on voit fleurir les idées de « dictature bienfaisante », demandée par certains éditorialiste français au moment des émeutes en Grèce.
Et l’idée se propage jusque dans l’« opinion », si ce n’est dans le peuple. Dans un sondage Ifop46, 67% des sondés se disaient favorables à l’installation d’un gouvernement technocratique non élu pour engager des réformes impopulaires. 40% de ces mêmes Français souhaitaient l’arrivée d’un gouvernement de type autoritaire.

Pourquoi une telle brutalité ? Parce que tous sont persuadés que l’électeur est irrationnel et que la démocratie serait une réalité l’arme du suicide collectif. En 1942, dans son livre Capitalisme, socialisme et démocratie, Joseph Schumpeter ne disait pas autre chose quand il prétendait que « le citoyens typique, dès qu’il se mêle de politique, régresse à niveau inférieur de rendement mental […], il redevient un primitif. » Pour le célèbre économiste, « la masse électorale est incapable d’agir autrement que les moutons de Panurge ». Certainement bien aidée par les entreprises conseillées par le gourou Edward Bernays… Un bon régime dictatorial serait parfois plus intéressant pour le peuple lui-même, sans qu’il en soit conscient. Shumpeter prend l’exemple du gouvernement de Napoléon qu’il est permis «  de qualifier de dictature militaire » :

« Une des nécessités politiques les plus pressantes de l’heure consistait dans une constitution religieuse destinée à remettre de l’ordre dans le chaos légué par la Révolution et à ramener la paix dans des millions d’âmes. […] Il est difficile de voir comment un tel résultat aurait pu être réalisé par des méthodes démocratiques. »

Le grand problème du politique est qu’une fois élu, il ne sent plus représentant ou porte-parole de ses électeurs, mais détenteur du pouvoir. Le vice est là et devient dangereux lorsqu’aux oreilles des politiciens soufflent les héritiers d’Edward Bernays. La démocratie représentative n’est pas un rempart suffisant à la dictature sous toutes ses formes, pis elle en contient certainement les germes.

IV- Les Raisons d’espérer
Une révolution déjà en place

Heureusement, des exemples contemporains donnent tort à ces penseurs et théoriciens de la confiscation du pouvoir.
Prenons le temps d’en développer quelques uns. Dans la Drôme, au sud de Valence, un village a renversé l’organisation pyramidale de la vie publique : un maire qui décide de tout, pour tout le monde. À Saillans, les quelques 1 200 habitants « ont tous été élus du premier tour »47. Pour écarter le maire sortant, une liste collégiale a été formée, sans programme, en 2014, lors de l’élection municipale. Tous, se sont réappropriés la cité. La liste citoyenne, a imaginé un fonctionnement qui permet, dans l’absolu d’exclure le maire, avec des assemblées participatives, une à deux fois par an, des commissions régulières d’habitants pour prendre des décisions mineures et des référendum en cas d’absence de consensus. « Notre démarche repose sur l’expertise d’usage des habitants. Chacun est expert de sa rue, de son village », confie une élue en charge de la jeunesse, à Reporterre48.
Longtemps avant Saillans, une forme d’autogestion municipale avait émergé dans le Doubs, dans le village de Vaudoncourt. Les 800 habitants s’étaient lancés dans cette dynamique participative au début des années 1970. Depuis des décennies, les habitants ont bâti leur cité, sans laisser la possibilité de gouverner à seulement quelques-uns. En plus des différentes instances mises en place pour continuellement co-construire le village, à Vaudoncourt, les habitants peuvent prendre la parole en séance du conseil municipal49. Une pratique impossible ailleurs, au grand dam du maire de Friville-Escarbotin, qui fait tout pour instaurer une démocratie horizontale50.

Ça change du discours des Shumpeter et autres Bernays ! Aujourd’hui, ces villages fonctionnent toujours de la sorte, à voir, si cela va perdurer.
Voilà deux exemples parfaits d’un projet révolutionnaire, au sens où son fonctionnement est très loin du système clanique, laissant les rênes du pouvoir au seul maire. Comme le souligne Cornelius Castoriadis «  révolution ne signifie pas des massacres, des rivières de sang, l’extermination des Chouans ou la prise du Palais d’Hiver ».51 Dans ces exemples vivants, chaque citoyen a la possibilité de participer à l’élaboration des lois pour la communauté.
Le maire de Friville-Escarbottin, David Lefèvre, souhaite lui aussi une généralisation de cette « prise de conscience collective » qui « passera par une révolution sociétale »52.

A une échelle bien plus grande, un collectif s’était levé à Marseille, en vue de l’élection municipale de 2014. Une liste emmené par le célèbre Pape Diouf, ancien président de l’OM, était basée sur ce désir de plus de démocratie. Un vœu pieux à Marseille ? Pas tellement, la liste du mouvement Changer la donne a réuni 6% des suffrages exprimés, en 2014. Pierre-Alain Cardonna, qui a dirigé cette campagne électorale, en garde une grande fierté. D’abord, parce que « c’est la première fois qu’il y avait des candidats qui ne sont pas issus du monde politique »53. 80 % des personnes présentes sur les listes de Changer la donne, n’étaient issus des rangs des partis. Les autres, à l’image de Pierre-Alain Cardonna voulaient les renverser. Malgré cet « amateurisme », en quelques mois « on a démontré qu’on savait gérer une campagne ». Alors que présenter des listes à Marseille est un pari que seuls les plus fous peuvent relever, sans appui logistique d’une structure partisane. Pour conquérir le siège du maire, il faut présenter huit listes, avec chacune des comptes de campagne séparés ; Marseille étant découpée en secteurs, composés chacun de deux arrondissements. Avec Paris et Lyon, c’est une des villes les plus difficiles à conquérir en France et pourtant un tel mouvement a été possible.

Le remède primaire

Cette demande de plus d’implication de la part des populations devient si persistante et légitime que les institutions renouvellent leurs modes d’organisations. D’abord, les partis politiques, tellement délégitimés et inopérants, ont dû inventer le système des primaires pour redonner de la force au candidat issu de leurs rangs. Une bouffée d’air frais tellement nécessaire que le parti gaulliste qu’était l’UMP et maintenant Les Républicains, s’est plié à cette nouvelle règle.
Mais le premier à le mettre en place en France, c’est bien le parti de la rose, en 2011. Avec près de trois millions de votants, François Hollande est sorti vainqueur et est devenu président de la République. Plus tard le PS a expérimenté cette nouvelle formule a l’échelle municipale, dans la deuxième ville du pays. « Marseille va être la principale ville de France où il y aura une primaire à gauche. Ça sera un laboratoire pour d’autres primaires municipales », disait Jean-Pierre Mignard, alors porte-parole de la Haute autorité du PS, au moment de son lancement en juin 201354. À l’issue du scrutin, le député socialiste Patrick Mennucci était sorti victorieux avec 57% des suffrages en sa faveur. Près de 24 000 Marseillas avaient alors pris part au vote. Cette forte mobilisation a permis une chose : éviter les tours de passe-passe bien connus sur le Vieux-port. Le temps des bourrages d’urnes et l’époque où les morts avaient le droit de vote se sont vus balayer. Ce qui était possible avec 2 000 militants ne l’était plus avec 24 000 votants. Pour Patrick Mennucci la primaire représentait « un dispositif loin des baronnies, loin des fausses cartes et des complaisances ». Avec cet assainissement des partis et une nouvelle appropriation populaire de la chose publique, les primaires sont certainement le premier remède à la défiance politique. En 2013, Jean-Pierre Mignard était même favorable à ce que « les primaires en politique figurent dans la loi de la République ». En 2017, l’avocat au barreau de Paris, estime toujours que « c’est un progrès pour les citoyens », mais ne sait pas déterminer si elles « correspondent à un progrès voulu ou contraint » du fait de la médiocrité des organes partisans. Pour lui, en plus d’être une avancée démocratique, elles sont surtout « le cache-misère des partis »55.

En plus des partis, les institutions publiques recherchent également une nouvelle légitimité démocratique grâce à la participation citoyenne. Avec quel outil ? Le numérique.

Le « civic tech », un renouveau démocratique

2014 est l’année de la première loi façonnée par les citoyens via une plate-forme numérique participative. Le projet de loi pour une république numérique porté par Axelle Lemaire proposait de contribuer à la rédaction de la loi sur un site dédié. Toutes celles et ceux qui souhaitaient apporter leur éclairage, leur proposition, donner leur avis en avait la possibilité. Un amendement rédigé sur la plate-forme est passé à l’Assemblée nationale sans aucune retouche. Voici un symbole portant à son paroxysme l’accès direct aux institutions permis par l’outil numérique.
« Pour la loi numérique, nous avons construit un processus unique où même les lobbys devaient utiliser la plate-forme. C’est primordial, il n’y a pas une voie royale opposée à celle des citoyens lambdas », témoigne Thibault Dernoncourt, Directeur conseil de Cap Collectif et militant d’une démocratie transparente et horizontale56.
« On est convaincu qu’on est arrivé au bout d’un système dans la démocratie comme partout ailleurs. Et tout le monde s’en rend compte, dans les collectivités comme dans le monde du travail. La gouvernance avec des structures pyramidales, hiérarchiques, avec un grand chef qui décide pour tout le monde, a déjà montré ses limites. On est déjà en train d’essayer de monter des nouveaux processus au domaine démocratique », appuie Thibault Dernoncourt lors du 28e forum de la communication publique et territoriale. Son entreprise intervient auprès des collectivités pour structurer la vie démocratique avec des applications pour réaliser des consultations, des budgets participatifs, des appels à projet, des boites à idées, des questionnaires, des interpellations publiques. Pour Thibault Dernoncourt, un des exemple d’utilisation le plus intéressant est lorsqu’un parlementaire « publie ces propositions de loi en amont, avant de les proposer à l’Assemblée et demande aux citoyens : »Est-ce que mes propositions sont bonnes, est-ce que vous en avez d’autres ? ». » Le but de ces entrepreneurs-militants d’une démocratie du XXIe siècle ? Faire le pari du collectif.
Les collectivités territoriales sont de plus en plus nombreuses à expérimenter la plate-forme ou d’autres solutions de « civic tech », expression à la mode pour désigner les technologies à usage démocratique. Nathalie Appéré (PS), la maire de Rennes a fait appel à l’entreprise pour mettre en œuvre sa « Fabrique citoyenne », promise pendant la campagne de 2014. Elle est composée de plusieurs budgets participatifs à gérer par les citoyens. En 2016, plus de 30 clients, collectivités ou ONG ont fait appel aux services de Cap Collectif. Les collectivités territoriales sont de plus en plus curieuses. Le discours pour une démocratie participative, ouverte et transparente grâce aux outils numériques s’impose peu à peu dans les campagnes électorales. Comme à Grenoble où le maire Eric Piolle (EELV) a communiqué sur ce thème aux municipales de 2014 et s’est exécuté en mettant en place des budgets participatifs et de nombreuses consultations.
Avec les outils numériques et une communication adéquate, le citoyen peu reprendre sa place, au plus haut de la tour de contrôle. Camille Estesse, chargée de communication à la métropole de Rennes, a remarqué une forte participation des agents des services municipaux dans le programme Fabrique citoyenne. La plate-forme a libéré la parole et l’expertise précieuse d’expert non mobilisés d’ordinaire parce qu’étouffée hiérarchiquement.
Mais « attention, il faut des projets structurants et mobilisateurs où il y a une réelle marge de manœuvre pour la décision finale, prévient Camille Estesse. Ça ne marche que si une volonté politique forte appuie la démarche et qu’on ne l’utilise pas comme gadget. L’outil ne fait pas tout ». Les interlocuteurs de l’atelier « J’ai co-construit la loi numérique », insiste également sur le fait que c’est un nouveau moyen mobilisateur qui ne remplace pas les réunions physiques, c’est un plus à mobiliser lorsque lors d’une situation idoine.

« Le réveil de la  »politique de la rue » »

Alors que des discours nous assurent que le monde est entré dans l’ère de la dépolitisation, ces exemples appellent à la nuance et à l’espérance.
Une prise de conscience des peuples à s’occuper de la res publica, qui s’est fait au niveau mondiale avec cette vague de fronde politique qui a déferlé en janvier 2011 : les révolutions arabes. D’abord Tunis, avec l’immolation par le feu d’un vendeur ambulant, puis toutes la capitale du monde, avec une chasse aux dictateurs d’une rare violence. Des « mobilisations inattendues » et « apparemment inépuisables ». Pour Albert Ogien et Sandra Laugier, « le réveil de la  »politique de la rue » a changé la donne »57.
De puissants changements certainement rendus possibles par le « grand remplacement », générationnel. En effet, comme l’a constaté le grand-reporter Christophe Deroubaix aux États-Unis, la génération qui arrive est porteuse de tous les espoirs.
Selon ce journaliste, les Millenials « ont été vaccinés par la plus grande crise économique de ces cinq dernières années. On les croyait le nez collé sur leur écran, ils se pointent à la fenêtre du monde »58. Une nouvelle génération combinée à une farouche volonté d’innovation des classes populaires proposent un contre-projet à la mondialisation imposée. Toute une « France périphérique »59 se libère devant un manque de considération. Comme le démontre Christophe Guilly, « les classes populaires ont entamé un long processus de désaffiliation politique et culturelle ». Nous assistons au « grand marronnage » (Guilly fait référence aux esclaves qui ont fuit les plantations). La classe populaire ne remet plus son destin aux mains de partis politiques et bouscule l’ordre organisé depuis des décennies, elle propose une société alternative, reconstruisant des « lieux tiers » et des économies locales. Ce qui souvent paraît comme un désintérêt politique manifesté par une abstention massive est en réalité un cri de colère.
Le citoyen n’a plus besoin d’être pris par la main en étant représenté. Il veut s’exprimer, malheureusement dans un cadre démocratique étriqué qui n’a pas été pensé à cet effet. Un monde nouveau veut émerger.