INTERVIEW. Un an des Gilets jaunes : « Je ne connais pas d’équivalent dans l’histoire », assure l’historienne Ludivine Bantigny

Manifestation des Gilets jaunes à Rouen pendant l’acte VIII.

À l’occasion du premier anniversaire des Gilets jaunes, l’historienne et maître de conférences à l’université Rouen Normandie Ludivine Bantigny, spécialiste de Mai-68 et plus largement des mouvements insurrectionnels, a accepté de partager ses analyses sur un mouvement inédit dans notre histoire pour lequel elle éprouve de « la sympathie ». Selon elle, pour que cette gronde puisse tenir, les Gilets jaunes devront participer massivement à la journée syndicale du 5 décembre. Ludivine Bantigny a notamment participé au livre collaboratif publié au Seuil, en janvier 2019, Le fond de l’air est jaune.

« Beaucoup sont déterminés à célébrer ce premier anniversaire »

Depuis la parution du livre Le fond de l’air est jaune en janvier, votre regard a-t-il évolué sur le mouvement des Gilets jaunes ?
Durant les toutes premières semaines, comme beaucoup, je voyais ça comme un mouvement qui pouvait avoir des relents poujadistes, où l’extrême droite était très implantée. Mon regard a véritablement changé à partir de tout début décembre. Depuis, en termes d’analyse, il n’a pas varié. J’ai participé aux manifestations, je suis allée sur des ronds-points, dans des cabanes de Gilets jaunes…

En tant que militante ou universitaire ?
Les deux. Ce mouvement m’intéresse comme historienne, mais par ailleurs, je me sens proche des gens qui se mobilisent. J’ai été frappée par la grande hospitalité, les formes de solidarité qui y régnaient, le fait que l’extrême droite constituée s’est retirée progressivement du mouvement. Je ne pense pas que le mouvement soit mort. On a pu être surpris de voir qu’après l’été, ces manifestations reprenaient. Les manifestations de septembre ont été importantes. Beaucoup de Gilets jaunes sont déterminés à célébrer ce premier anniversaire.

Par ailleurs, ce que l’on voit d’intéressant, c’est une sorte d’auto-organisation du mouvement, à savoir les assemblées des assemblées. Il y en a eu une à Montpellier, la prochaine est à Toulouse. Il y a l’idée de faire à Commercy (Meuse), une ville marquée par le mouvement, une assemblée des communes libres, pour rassembler des gens qui se battent pour instaurer des formes de démocratie directe, qui veulent présenter des listes citoyennes aux élections municipales. Il y a une vivacité du mouvement.

Le mouvement a gagné en structuration ? Ce qui lui manquait peut-être au début…
C’est sûr qu’au début, il était très hétérogène, très divers dans ses principes politiques. Mais ce qui est frappant, c’est qu’en l’espace de trois semaines, des revendications se sont dessinées. L’étincelle initiale de la taxe carbone s’est élargie à des enjeux majeurs de justice fiscale, de justice sociale, de démocratie avec l’introduction du projet du référendum d’initiative citoyenne. En si peu de temps, les personnes mobilisées ou les personnes qui allaient entrer dans ce soulèvement, se mettent à prendre le temps de réfléchir ensemble. C’est le produit même du mouvement : les gens se donnent du temps pour se retrouver, faire du collectif, penser tout simplement, faire de la politique finalement.

Vous vous considérez comme Gilet jaune ?
Oui. J’ai signé une tribune intitulée « Nous accusons », à l’issue du 1er-Mai, où la répression policière a été très forte. Dans ce cadre-là, on a été un certain nombre à revêtir le gilet jaune pour tourner une vidéo. Nous faisons porter la responsabilité de ces violences à différentes institutions, au plus haut sommet de l’État. Qu’on se reconnaisse ou pas dans le mouvement, la question de la dénonciation de cette répression policière était importante. Je me sens Gilet jaune dans le sens où j’ai énormément de sympathie et de solidarité avec ce mouvement. On ne peut pas regarder cela de loin, avec condescendance, en disant : « Je ne mange pas de ce pain-là. »

« Les Gilets jaunes font beaucoup référence à l’histoire »

Avec votre casquette d’historienne,voyez-vous des similitudes avec notre histoire passée ou est-ce un mouvement à part entière ?
La première chose à remarquer est que les Gilets jaunes font beaucoup référence à l’histoire. Il y a de nombreuses références à la Révolution française, d’où la manière de brandir des drapeaux tricolores. Ce qu’on retrouve aussi en termes de références historiques, c’est la Commune de Paris. Ça revient beaucoup, 1871, l’auto-gouvernement populaire. Dans une autre mesure, le Front populaire, moins présent, et très nettement Mai-68.

Mai-68 reste une référence aussi importante que 1789 ?
Dans le mouvement des Gilets jaunes, un peu moins, mais elle est apparue. Pour plusieurs raisons, mais d’abord parce que c’est un mouvement intergénérationnel et parmi ces gens de tous âges, il y a ceux de la génération de 1968, qui se retrouvent dans ce mouvement. À l’occasion des 50 ans, les gens ont constaté dans le mouvement de 1968 la présence populaire, la mobilisation des femmes, la libération de la parole. On est dans une généalogie, on dialogue avec les événements passés. La similitude, on la retrouve dans les revendications : la démocratie, la réduction des inégalités, sur les retraites, etc. Quant à 1789, c’est l’image du peuple qui se soulève, la question du rapport au pouvoir. Emmanuel Macron incarne la monarchie présidentielle. Tout au long du mouvement, ce président est apparu comme très condescendant. Les gens sentent ce mépris social qui l’installe encore plus dans sa position de souverain.

Mais il y a aussi des distinctions fortes…
Par rapport à Mai-68, la grande différence est qu’il n’y a pas de grève. Cela va peut-être changer avec ce qu’il va se passer le 5 décembre, parce qu’il y a un appel à une grève nationale qui pourrait être une grève nationale et reconductible. Mais quand les Gilets jaunes envisagent des blocages économiques, c’est plutôt bloquer les ronds-points ou les périphériques ou encore investir des lieux de symbole de la consommation, mais rarement des blocages de lieux de travail, comme en 1968 où les gens ont occupé leur bureau, leur magasin, leur usine, les écoles.

Les syndicats ont aussi mis du temps à s’intéresser à ce mouvement, contrairement à 68…
C’est sûr. L’impulsion de Mai-68 est essentiellement syndicale. Alors que le rapport des Gilets jaunes aux syndicats est compliqué. Il y a une grande méfiance. Pourtant, j’ai rencontré plein de syndicalistes Gilets jaunes pour qui le mouvement les fait réfléchir sur leurs pratiques syndicales.

De plus, la situation socio-économique n’est pas la même par rapport à mai 1968. Parmi les Gilets jaunes, il y a beaucoup de personnes très précaires. En mai 68, tout n’était pas rose, un million de personnes vivaient sous le seuil de pauvreté, beaucoup de logements insalubres, etc. Mais le degré de précarité dans notre société s’est beaucoup élevé.

« Il y a toujours de la violence dans les soulèvements »

Est-ce que vous vous permettez des critiques vis-à-vis de ce mouvement très hétéroclite ?
On ne peut être que scandalisé par ce qu’il s’est passé, ici ou là, mais qui n’a été que très minoritaire. Par exemple, au tout début, où des Gilets jaunes ont dénoncé des sans-papier à la police, où il y a eu des actes xénophobes, des insultes racistes, antisémites. Des fachos ont été présents dans les manifestations et continuent d’investir le mouvement. Il faut le condamner. Que, parmi les Gilets jaunes, certains votent, quand ils votent, Rassemblement National… Je ne vois pas comment il pourrait en être autrement étant donné la place qu’a ce vote dans notre société. Mais il a été décidé chez les Gilets jaunes de ne pas aborder la question des étrangers, des migrants parce que ce sont des thèmes clivants.

Des destructions, dégradations ont été constatées durant des manifestations, avec parfois une acceptation de la part des manifestants de cette forme de violence. Est-ce que cela est inhérent, voire nécessaire à un soulèvement populaire ?
Un certain discours médiatique a monté en généralité ces violences ou agressions. La violence est minoritaire, elle est d’ailleurs moins Gilet jaune que black blocs ou cortège de tête, même si cela est concomitant et même si beaucoup de Gilets jaunes refusent de condamner les vitrines brisées ou autre, parce qu’ils ne s’estimaient pas écoutés.

Il y a toujours de la violence dans les soulèvements. Tous ceux qui disent que les Gilets jaunes sont des casseurs, qu’auraient-ils dit des révolutionnaires qui ont pris la Bastille ? Ils ont détruit un monument national et coupé des têtes. Pourtant, on reconnaît la prise de la Bastille comme un événement majeur qui a fait basculer notre histoire vers la modernité. Oui, la violence est inhérente aux soulèvements, parce que c’est aussi le fruit d’une violence sociale et politique structurelle. Que les gens en arrivent à des burn out, des suicides dans l’Éducation nationale, à la SNCF, on voit l’état des hôpitaux, des Urgences. Si certains médias veulent parler de la violence, qu’ils nous parlent d’abord de cela pour expliquer pourquoi les gens s’en prennent ensuite à des vitrines, à des banques. J’ai en tête ce que disait le dramaturge allemand Bertolt Brecht : « Il y a pire que le braquage d’une banque, en fonder une. »

« Je ne connais pas d’équivalent dans l’histoire de mouvement qui soit aussi durable »

Comprenez-vous ceux qui ont quitté le mouvement et provoqué son essoufflement ?
Les explications sont diverses : l’inquiétude devant les violences manifestantes, même si je pense que cela est secondaire. Il y a eu surtout une évolution politique : une partie de la droite, voire de l’extrême droite, a pu investir ce mouvement au début et se rendre compte que ce n’était pas dans leurs intérêts, parce que les revendications s’éloignaient de leur programme. Il y a eu ce retrait-là. Ensuite, des gens ne vont plus manifester parce que la répression policière est importante. À Rouen, Paris, Bordeaux, Toulouse, Marseille, les gens ont peur qu’on porte atteinte à leur intégrité physique. Et enfin, l’argument de l’usure. C’est incroyable de voir que, depuis un an, des gens manifestent tous les samedis, avec l’implication que cela a sur leur vie privée. C’est impressionnant. Je ne connais pas d’équivalent dans l’histoire de mouvements qui soit aussi durable et dans la régularité.

Comment ce mouvement peut-il évoluer ?
Il va y avoir une séquence avec l’anniversaire et le 5 décembre. Ce qui est beaucoup ressorti de l’assemblée des assemblées à Montpellier, c’est l’idée de rejoindre les mobilisations, la grève à partir du 5 décembre. C’est une perspective du mouvement. Début février, il y a eu une mobilisation Gilets jaunes-syndicats et on a pensé qu’il y aurait une forme d’alliance. Ça n’a pas pris, mais en raison de la détermination dans certains secteurs comme la SNCF, la RATP, les hôpitaux ou encore l’Éducation nationale et de certains Gilets jaunes à poursuivre, il peut y avoir cette alchimie, comme ce fut le cas en 1968. En 1967, il y a eu des actions isolées et puis au travers de la répression policière, tout cela s’est aggloméré pour faire naître la grève générale. C’est une possibilité. S’il n’y a pas cela, je ne vois pas comment le mouvement pourra tenir et se déployer.

Les Gilets jaunes : un mouvement brutal mais salutaire

Tous responsables
Manifestation des Gilets jaunes à Rouen, samedi 5 janvier 2019. (Tous responsables)

La hausse des taxes sur le gasoil, un beau prétexte ! De quoi les Gilets jaunes sont véritablement le nom ? De l’injustice sociale et de l’incompréhension fiscale. « Où est passé le pognon? » a-t-on pu entendre. La perte de sens de l’impôt et le sentiment de déclassement, voilà ce qui se joue dans nos rues.

Les plus riches se portent bien

Ce mouvement n’a rien à voir avec Emmanuel Macron, sur le fond. François Hollande avait promis une révolution fiscale dans notre pays. L’économiste Thomas Piketty, l’avait d’ailleurs soutenu pour cela. Il n’a rien fait. Ce mouvement de gronde aurait pu naître en 2015, quand les petits patrons se pendaient à cause du RSI devenu folie. Non. Il surgit maintenant. Sur la forme, notre président est responsable. À écouter les Gilets, il symbolise le cynisme du capitalisme. De 1983 à 2015, le même Thomas Piketty, a démontré que les 1 % les plus riches avaient vu leurs revenus augmenter de 100 %. Seulement 25 % d’augmentation pour le reste de la population sur la même période. Voilà ce que représente Emmanuel Macron pour ces gens des ronds-points. Pour eux, rien ne tourne rond, point.

Pourtant ce ne sont pas les plus défavorisés qui tiennent le siège. Dans leur grande majorité, ils représentent (en France métropolitaine) la classe moyenne basse, petits propriétaires de la périphérie urbaine. Fait marquant : les femmes sont largement mobilisées. Mais pas de gars des banlieues, pas de filles de nos quartiers. Ceux où la misère s’entasse. Où le revenu moyen par foyer ne dépasse pas les 900 euros. Pourquoi ne sont-ils pas entrés sur les barrages ? Leur tour (re)viendra plus tard, à n’en pas douter.

Pas d’élan d’amour ou de fraternité

Les Gilets jaunes ne sont pas non plus ceux qui ont initié les Marches pour le climat. Ils ne sont pas non plus devant leur mairie chaque mois pour répondre à l’appel des Coquelicots lancé par Charlie. Ils n’ont pas non plus participé aux assemblées de Nuit debout. Beaucoup auraient aimé compter sur cette présence. Cette colère.

Nous n’assistons pas à un élan d’amour ou de fraternité. Ce n’est pas le progrès social qui motive la gronde. C’est la somme des individualismes qui est réunie sur nos ronds-points. Des gens qui n’ont pour horizon qu’eux-mêmes. Ces gens de bonne volonté sont abreuvés par les chaînes (monstrueuses) d’information en continue et s’en plaignent. Ils ne regardent ou ne lisent guère autre chose. Beaucoup sont enfermés dans une bulle cognitive, aidés par les algorithmes des réseaux sociaux qui les confortent dans leurs propres certitudes.

L’histoire retiendra peut-être que le basculement du monde a commencé avec la crise migratoire ressentie dès 2014. La peur de l’autre pour exprimer la peur de la relégation. C’est un continuum.

« Les nouvelles radicalités ne viennent pas comme prévu des banlieues »

Il ne s’agit pas d’un mouvement spontané et éphémère, mais au contraire bien ancré. Coupables sont ceux qui ne l’ont pas vu. Le géographe Christophe Guilly l’avait pressenti dans son ouvrage La France périphérique :

« Les radicalités sociales et à venir allaient venir d’ailleurs, des périphéries, de la France périphérique. Sur les décombres de la classe moyenne et de la précarisation des classes populaires, les nouvelles radicalités ne viennent pas comme prévu des banlieues, mais de la France périphérique. L’essentiel des radicalités sociales et politiques, mais aussi les réflexions alternatives, émergent non pas des banlieues mais des territoires les plus à l’écart des métropoles. » 

« Radicalité » dit Guilly, mais ce à quoi nous assistons ne serait-il pas simplement une réponse à la violence sociale, aux inégalités territoriales, à la brutalité du capitalisme ? Subir la fermeture de son usine, n’est-ce pas violent ? Devoir « pointer » à son Pôle emploi dans le cadre de la recherche d’un travail, situé à 40 km lorsque vous n’avez pas le permis, n’est-ce pas violent ? Voir disparaître son école ou son bureau de Poste, n’est-ce pas violent ?

Malgré les dérives brutales, parfois totalitaires, manifestement intrinsèques aux Gilets jaunes, nous n’avons pas le droit de balayer cette révolte (révolution ?) d’un revers de main. Une société qui doute n’est peut-être pas perdue.

On ne peut pas dénoncer l’absence de vigie citoyenne et remettre en cause la démocratie représentative comme nous le faisons et dans le même temps mépriser cette foule. Ce mouvement n’est pas celui de la transformation, certes, mais il donne à voir des inégalités bien cachées. Il nous permet de réfléchir sur nos valeurs communes, le fonctionnement de notre démocratie. Rien que pour cela, il est salutaire.

 

 

Les femmes Gilets jaunes en première ligne : l’exemple de Rouen

Les femmes étaient majoritaires au début du mouvement sur le rond-point des Vaches de Saint-Étienne-du-Rouvray, dans l’agglo de Rouen (Normandie). (©Tous responsables)

Quel que soit le barrage, le constat est le même : la présence des femmes  dans le mouvement des Gilets jaunes est importante, voie majoritaire sur certains nœuds. Le géographe Christophe Guilly, réputé pour son travail sur la France périphérique parle d’une « présence importante des femmes ».

Sur le rond-point des Vaches de Saint-Étienne-du-Rouvray, point d’entrée dans Rouen (Seine-Maritime), elles représentent « une bonne moitié » des manifestants, compte Gaëlle, 38 ans. Parfois veuves, souvent avec des emplois précaires, « elles ont les plus petits salaires », résume Christophe Guilly. Parce qu’elles sont en première ligne dans ce combat pour le pouvoir d’achat et la considération, parole aux dames.

« Je pense à mes enfants »

« On travaille autant que les hommes… Je dirai même plus. C’est normal d’être ici », estime Valérie. À 50 ans, cette infirmière en milieu hospitalier n’est « jamais descendue dans la rue » :  « Je pense à mes enfants. Mon fils de 20 ans ne peut pas partir de la maison avec ses 1 300 euros ! »

Myriam non plus n’a « jamais manifesté de [sa] vie ». À 34 ans, elle a décidé d’aller tâter du bitume, « parce qu’on ne s’en sort plus ». Elle aussi fait « ça » pour sa progéniture. « Je n’arrive même pas à répondre aux demandes de mes enfants. On fait une sortie dans le mois et c’est terminé. »

C’est également en pensant aux générations futures que Jacqueline, âgée de 73 ans, s’est décidée à mettre son chasuble. Elle assure que « les jeunes travaillent », mais « avec 1 100 euros, qu’est-ce que vous voulez qu’ils fassent. Même les anciens n’auraient jamais travaillé pour ce salaire ». Cette retraitée, veuve depuis huit ans, prend peur lorsqu’elle entend « certaines choses ». Sa pension lui rapporte un peu moins de 900 euros par mois : « Il paraît qu’ils veulent toucher à la pension de réversion… Avec celle de mon mari, je m’en sors à 1 400 euros, alors si on me la baisse… »

« Je vis grâce à la retraite de mon mari »

À ses côtés, auprès du feu de palettes, Carmen est également à la retraite ou plus exactement, « je devais être à la retraite, mais elle a été reculée d’un an. J’ai été radiée du chômage. Je vis grâce à la retraite de mon mari ». À 61 ans, elle accepte de s’épancher davantage : « J’ai dû interrompre trois ans ma carrière dans une blanchisserie, à cause d’un cancer qui n’est pas totalement soigné. J’essaie de retrouver un travail, mais je dis quoi sur mon interruption de trois ans ? Que j’ai pris des années sabbatiques ou que j’ai eu le cancer ? »

Positionnée à une des entrées du rond-point, l’infirmière Valérie avoue avoir « eu peur au début ». Son portable sonne : son mari au bout du fil. « Il m’appelle régulièrement, pour savoir si tout se passe bien. » Elle assure n’adhérer à aucun mouvement politique, « mon parti politique, c’est mon porte-monnaie ». Et la quinquagénaire de poursuivre : « Il y a 10 ans, j’étais dans la classe moyenne haute. Aujourd’hui, je me retrouve en bas. » Pour s’expliquer, « Valou », comme l’appelle ses collègues, donne un exemple : « La prime de nuit à l’hôpital est de 125 euros. Elle n’a pas bougé depuis 25 ans. Mais tout a augmenté ! »

« On danse, on chante, on fait des petits coucous »

Gaëlle est présente depuis le début du mouvement. Comme toutes ici, elle travaille et occupe ce rond-point sur son temps libre : « Mon mari travaille de nuit. On se croise depuis neuf jours. » Sur ce mouvement, sans conteste, elle perçoit les femmes, comme « plus déterminées » :

« Nous, on a le droit aux postes à mi-temps, pas les hommes. Les 80 %, les petits contrats, c’est pour nous. »

Si Gaëlle se bat, c’est « pour qu’on prenne l’argent là où il se trouve ». En attendant d’éventuelles propositions du président de la République, ostensiblement visé, elles continuent d’alimenter les feux et de sourire aux automobilistes. Parce que leur présence apporte en plus de la colère, de « la bonne humeur », sourit Pauline, 20 ans. « Elles savent nous calmer », reconnaît un collègue masculin dégageant les palettes pour laisser passer les voitures. « On danse, on chante, on fait des petits coucous, témoigne Valérie. Les mecs, nettement moins. »

Cet article a été publié le 27 novembre 2018 sur le site d’informations 76actu.

 

« Nous faisons face à une République d’experts »

Jean-Paul Lecoq, député communiste de Seine-Maritime, sur un quai de la gare de Rouen.

Jean-Paul Lecoq est député du Parti Communiste Français (PCF) de la 8e circonscription de Seine-Maritime. L’ancien maire de Gonfreville-l’Orcher (1995-2017), âgé de 58 ans, déjà député de 2007 à 2012, a été élu aux dernières élections législatives avec près de 63 % des voix devant une candidate La République En Marche.

Durant ces premiers mois de mandat parlementaire, Jean-Paul Lecoq constate et dénonce une technostructure à la tête de l’État. Extrait d’une interview réalisée le 20 septembre 2017.

« Je refuse les ministres spécialistes. C’est la même chose concernant les députés En Marche !. Ils ont tous été choisis pour leur spécialité. Il ne faut surtout pas ça. Il faut des députés généralistes. Des représentants des citoyens ! Aujourd’hui, nous faisons face à une République d’experts. Jadis, nous étions avec une République constituée de représentants du peuple, qui avaient besoin d’experts pour se faire une opinion, dans l’intérêt du citoyen. Les experts sont devenus les représentants du citoyen.
Le groupe La République En Marche se répartit les rôles en fonction du métier de chaque député. Le député devient juge et parti, député et parti. Comment peut-on avoir un Parlement qui fonctionne comme cela ? Les experts ont pris le pouvoir. L’expert banquier, le président de la République, en tête.
Je siège à l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, présidé par le député Villani. Lorsqu’on s’est présenté, je me suis aperçu qu’ils avaient tous bac+8. Moi, je leur ai dit que je n’avais que mon CAP électricien. Mais je suis un passionné de sciences. Ma ville a été la première d’Europe a être équipée du très haut débit.

Vous avez peur que ce gouvernement et sa majorité sclérose la démocratie ?
Ils tuent la démocratie, avec leurs pratiques. J’entends à l’Assemblée des députés dire : « La loi a été écrite comme ça, on ne change rien ». Mais la loi a été écrite par les experts de l’Élysée.
Le Parlement est censé proposer, corriger, amender les lois pour l’adapter à la société. Nous ne pouvons pas le faire. Sur certaines lois, nous avions des arguments, parfois même, nous arrivions à les convaincre sur la loi Travail et la loi sur moralisation de la vie politique. Mais à cause de la dynamique de groupe, ils sont rappelés à l’ordre. Un exemple : la réserve parlementaire. Nous défendions l’idée que cet argent était utile pour les associations au moment où les dotations aux collectivités locales sont gelées. Certains députés se sont retrouvés un peu orphelins, puisqu’ils avaient déjà commencé à imaginer un mécanisme pour que cette manne profite encore aux associations, avec un versement par les préfets, les communes. Mais ils ont été rappelés à l’ordre. Alors non seulement, ils suppriment cette réserve parlementaires, mais il n’existe pas de mécanisme de redistribution de cet argent.

Pouvez-vous préciser votre position sur le sujet qui est un peu ambiguë ? C’est-à-dire que vous comprenez le clientélisme qu’entraîne cette réserve parlementaire, mais vous souhaitiez son maintien ?
À la base, nous sommes contre la réserve parlementaire. Sauf que ces trois dernières années, nous avons vécu la baisse des dotations aux Départements et aux communes. Immédiatement, les collectivités locales ont baissé ou gelé les subventions aux associations. Aujourd’hui, nous vivons la suppression des contrats aidés.
Quand les associations ont vu cela, elles sont venues trouver leur député pour lui demander de compenser cette perte. Il faut bien trouver un moyen de financer la vie de nos associations !

Vous ne niez pas l’effet pervers que vous pouvez avoir cette réserve, en laissant aux mains d’un député la possibilité de verser de l’argent à n’importe quelle structure, sans aucune motivation ou contrôle ?
Je ne le nie d’autant moins que j’étais le député qui avait le moins de réserve parlementaire. Daniel Paul m’en donnait une partie, ainsi qu’Alain Bocquet afin d’avoir quelque chose de recevable. Je devais avoir 20 000 euros, quand d’autres avaient 400 ou 600 000 euros. C’était avant qu’Hollande et sa majorité mettent tout le monde à égalité. À la suite de cette mesure, il fallait faire en sorte de créer une vraie instance de contrôle.

Vous imaginez le casse-tête administratif ?
Oui, c’est compliqué. Il n’empêche qu’ils ont supprimé 800 millions d’euros à la vie associative. Ce n’est pas très bien. Sur ce dossier, notre groupe avait sensibilisé les députés de la majorité. Mais il y a eu ce rappel à l’ordre.

La discipline de groupe à toujours existé à l’Assemblée…
Sur des grands enjeux peut-être, mais là, il n’y avait de mise en péril. La réalité est que le gouvernement n’a pas dit la vérité. Il prétextait un problème avec la réserve parlementaire, alors qu’en fait, il souhaitait récupérer 800 millions d’euros. Le sujet était l’endettement de l’état.
Et puis, je ne crois pas au désendettement de l’État. J’ai un problème avec ça. L’État doit investir pour l’avenir. Il faut des infrastructures ferroviaires, fluviales…

Mais dans votre ville, vous ne prenez pas le risque de vous endetter à ce point ?
Je refuse de payer cash une école. Pourquoi les contribuables d’aujourd’hui payeraient un truc (sic) qui va servir durant 50 ans ?
Mais quelle est la logique du désendettement de l’État ? Le recours au privé, avec des partenariats public/privé. Là, c’est le racket.

Vous sentez-vous malmené au Parlement ?
Nous avons toujours été contre la 5e République, mais la façon dont s’est fait élire Emmanuel Macron avec un discours du genre : « Je suis celui qui dit ce qu’il faut faire ! » et la façon dont il a choisi les députés pour uniquement soutenir la politique de son gouvernement… Les députés ont vocation à porter l’intérêt du territoire. Aujourd’hui, le gouvernement dit au députés de sa majorité : « Vous n’êtes pas là pour ça. »

Vous entendez des collègues En Marche qui sont frustrés ?
Certains sont gênés. Je connais un avocat qui était fier d’être devenu député pour améliorer la loi. Quand il a vu comment elle se construisait et qu’il a compris qu’il ne pourrait pas déposer d’amendement, il s’est interrogé sur son utilité. Il s’était confié dans les couloirs. Il a envie de servir son pays. Comment tout cela va vieillir au fil des mois ? C’est l’inconnu.

On peut avoir l’impression que l’intérêt pour la chose politique est revenu, que le FN n’est plus une menace. Pourant, la crise de confiance est encore bien présente. Dans votre circonscription, comment allez-vous veillez à faire vivre la démocratie ?
J’ai un handicap en ce moment : le rythme donné par le pouvoir pour élaborer la loi, n’est pas un rythme qui permet de débattre avec le peuple. On a en notre possession les éléments au dernier moment, etc. C’est impossible ! Or, je mettais engagé à rendre compte régulièrement, à rencontrer des spécialistes… J’avais envie de cette pratique politique là, pour réintéresser les gens à la chose politique. Que les citoyens s’expriment ! Mais nous n’avons pas le temps. On siège tous les jours. Par exemple, la semaine prochaine, je suis dans l’hémicycle tous les jours et toutes les nuits du lundi soir au vendredi midi, pour discuter de la loi sur la sécurité [du 2 au 6 octobre, ndlr].

Comment pallier ce manque de temps ?
J’ai découvert les réseaux sociaux durant la campagne électorale. J’avais du retard. C’est un outil de communication et d’écoute. Je passe mes soirées à converser avec des gens, à partager. En termes de citoyenneté, si on arrive à travailler sur cette pratique… Cela fait des relais politiques et une interaction avec des personnes qui ne sont pas membres de mon parti.

Musiciens de la dignité

© Lou

 

 

« La passion de la musique est en elle-même un aveu. Nous en savons plus long sur un inconnu qui s’y adonne que sur quelqu’un qui y est insensible et que nous approchons tous les jours. »

Emil Cioran. Syllogismes de l’amertume

 

Les habiles

© Lou
© Lou

« Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder, ils s’habitueront. »

René Char, Les Matinaux.

 

 

Le muscat du dimanche

 

 

« Les vieux ne parlent plus ou alors seulement parfois du bout des yeux. Le muscat du dimanche ne les fait plus chanter ».

Jacques Brel. Les vieux.

Les assis

 

 – Oh ! ne les faites pas lever ! C’est le naufrage…
Ils surgissent, grondant comme des chats giflés,
Ouvrant lentement leurs omoplates, ô rage !
Tout leur pantalon bouffe à leurs reins boursouflés.

Arthur Rimbaud. Les assis.

Bibliographie

Ouvrages / Articles

– BADIOU, Alain, GAUCHET, Marcel, octobre 2014, Que Faire ? Dialogue sur le communisme, le capitalisme et l’avenir de la démocratie, Philosophie édition.

– BENNAHMIAS, Jean-Luc, 2014, Le nouvel optimisme de la volonté, éd. François Bourin

– BERNAYS, Edward, 1928, Propaganda, comment manipuler l’opinion en démocratie, éd. H. Liveright, New-York. Pour la traduction française, éd. La Découverte, 2007.

– CAGE, Julia, février 2015, Sauver les médias, La République des idées, éd. Seuil.

– CIORAN, Emil, 1997, Cahiers 1957-1972, collection Blanche, éd. Gallimard.

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– CORNELIUS, Castoriadis, 2005, Une société à la dérive, entretiens et débats, 1974-1997,

– DANIEL, Emmanuel, 2014, Le tour de France des initiatives, éd. Seuil.

– DENAULT, Alain, 2015, La médiocratie, éd. Lux.

– DEROUBAIX, Christophe, 2016, L’Amérique qui vient, Les éditions de l’Atelier.

– GRAEBER, David, 2004, Pour une anthropologie anarchiste, Lux édition

– GUILLY, Christophe, 2016, Le crépuscule de la France d’en haut, éd. Flammarion

– KEMPF, Hervé, 2013, L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie. éd. Le Cercle points.

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– MICHELET, Jules, 1826, Le peuple, Comptoir des imprimeur-unis, [en ligne] disponible sur : https: //books.google.fr/booksi?d=pJkqAAAAMAAJ&printsec=frontcover&hl=fr&source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false

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– RANCIERE, Jacques, 2005, La Haine de la démocratie, La fabrique éditions.

– SALVANI, Arnaud, 2015, Le député et l’Assemblée nationale, Les collections, Nane éditions.

– SCHERER, Éric, mars 2016, Facebook est devenu le kiosque mondial de l’information, entretien avec Éric Fottorino, In : Qui choisit l’info ?, Le Un, N°97.

– SCHUMPETER, Joseph, 1947, Capitalisme, socialisme et démocratie, 2005, éd. Payot.

Entretiens :

BENNAHMIAS, Jean-Luc, co-président de l’Union des démocrates et écologistes (UDE), réalisé en janvier 2016.

CARDONNA, Pierre-Alain, ancien directeur de campagne de Pape Diouf, avril 2016

LEFEVRE, David, maire de Friville-Escarbottin (Somme), janvier 2016

MIGNARD, Jean-Pierre, avocat, membre du conseil national du PS et ancien membre de la Haute autorité du Parti socialiste, en charge de l’organisation des primaires.

Internet :

– Avril 2016, Faut-il confier la démocratie au peuple ?, Du grain à moudre, France Culture, [En ligne] disponible sur  : http://www.franceculture.fr/emissions/du-grain-moudre/faut-il-confier-la-democratie-au-peuple#

– Rue 89, 29 mars 2014, À Saillans, les 1 199 habitants ont tous été élus au premier tour, [En ligne] disponible sur : http://rue89.nouvelobs.com/2014/03/29/a-saillans-les-1-199-habitants-ont-tous-ete-elus-premier-tour-251062

– Reporterre, 7 mai 2016, À Saillans, les habitants réinventent la démocratie, [En ligne] disponible sur : https://reporterre.net/A-Saillans-les-habitants-reinventent-la-democratie

– ONFRAY, Michel, 19 septembre 2016, Les médias de masses ont intérêt à cultiver l’imbécilité, [En ligne] disponible sur le Figaro.fr : http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2016/09/16/31003-20160916ARTFIG00380-michel-onfray-les-medias-de-masse-ont-interet-a-cultiver-l-imbecillite.php

– GIRARD, Christophe, août 2008, Pour une télé-vision de la télévision, [En ligne] disponible sur : http://www.lemonde.fr/idees/article/2008/08/23/pour-une-tele-vision-de-la-television-par-christophe-girard_1087115_3232.html

– Acrimed, Le Lay (TF1) vend « du temps de cerveau humain disponible », [En ligne] disponible sur : http://www.acrimed.org/Le-Lay-TF1-vend-du-temps-de-cerveau-humain-disponible

– Le Figaro, La génération Y, à conquérir à tout prix, [en ligne] disponible sur : http://www.lefigaro.fr/societes/2016/06/03/20005-20160603ARTFIG00326-les-millennials-a-conquerir-a-tout-prix.php

– Les Informations dieppoises, 03 mars 2014, Dieppe : Bars de nuit : une économie en chute libre, [En ligne] disponible sur : http://www.lesinformationsdieppoises.fr/2014/03/06/bars-de-nuit-une-economie-en-chute-libre/

– MANIN, Bernard, 29 mai 2015, audition à l’Assemblée nationale, [En ligne] disponible sur : http://videos.assemblee-nationale.fr/vod.php?media=3002844_556c200f5ab55&name=%22Avenir+des+institutions+%3A+M.+Bernard+Manin+sur+le+th%C3%A8me+de+la+repr%C3%A9sentation+%3B+M.+Pascal+Jan+sur+le+th%C3%A8me+du+bicam%C3%A9risme%22+du+29+mai+2015

– AFP, janvier 2017, Audiences télé. En 2016, M6 et la TNT progressent, TF1 et France 2 perdent du terrain [en ligne], disponible sur : http://www.normandie-actu.fr/audiences-television-2016-m6-tnt-progressent-tf1-france-2-perdent-terrain_249271/

– AFP, décembre 2016, Médias: les « pure players » de l’info se multiplient, [En ligne] disponible sur : http://www.lalibre.be/dernieres-depeches/afp/medias-les-pure-players-de-l-info-se-multiplient-58636db0cd70138bd42581e7

« La primaire : le cache-misère des partis »

Jean-Pierre Mignard est avocat au barreau de Paris et maître de conférence à Science-Po Paris. En février 2011, il a été désigné porte-parole de la Haute Autorité du Parti socialiste. Il a veillé sur la première primaire organisée en France en 2011, qui a vu la victoire de François Hollande. Il a également installé et surveillé la primaire du PS à Marseille, en 2013.
Intime de Ségolène Royal et François Hollande (il est le parrain de leurs deux fils), Jean-Pierre Mignard a été le président de l’association Désirs d’avenir, lors de la campagne présidentielle de 2007. Il est membre du conseil national du PS. Il est également membre du conseil d’administration et actionnaire de l’hebdomadaire Témoignage chrétien.
(Entretien réalisé en janvier 2017.)

En août 2016 François Hollande a déclaré que « l’enjeu de l’élection portera sur la France et la démocratie ». Est-ce que vous constatez que la santé démocratique est au cœur des préoccupations ?
À chaque élection, on peut dire que l’enjeu c’est la démocratie, parce que par définition l’élection est un moment démocratique. Est-ce qu’on entend par là la représentativité du parlement, c’est-à-dire la représentation au parlement de l’électorat ? S’agit-il du niveau de participation de citoyen dans la vie publique et des moyens qu’ils lui sont offerts ? S’agit-il de la décentralisation des pouvoirs pour permettre aux collectivités de disposer de plus de compétences ? Bref, il y a plusieurs manières d’envisager la démocratie, sans compter la qualité de la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice, le contrôle des pouvoirs par d’autres pouvoirs, si on veut admettre que c’est le critère que retenait Montesquieu.
Je dirai que dans le contexte d’aujourd’hui, la démocratie est évidemment attaquée par le terrorisme qui impose la mise en place d’un état d’urgence, lequel évidemment réduit de manière sensible les libertés publiques, les libertés privées, au motif d’avoir à se défendre contre des attaques extérieures. La question démocratique se pose là aujourd’hui. C’est en effet majeur. On peut dire, et c’est mon avis, que nous n’avons certainement pas d’autres moyens, sauf à affiner l’état d’urgence pour lui éviter de prendre un aspect trop inutile et envahissant. Peut-être d’ailleurs pour envisager d’intégrer dans le droit commun des dispositions de l’état d’urgence pour en finir avec celui-ci. Mais en effet, une attaque terroriste comme celle que nous subissons depuis quelques années met en cause non pas le principe démocratique, mais l’étendue, la vigueur de la vie démocratique.
Deuxième chose : le recul possible de la démocratie à l’extérieur. Est-ce qu’on peut vivre la démocratie dans un seul pays, je n’en suis pas certain. C’est tellement vrai que la vie démocratique s’organise autour de Traités, qui unissent un certain nombre de pays dans un faisceau de relations qui permettent à ceux-ci de partager un système de droit et même quelquefois de se contrôler mutuellement par l’existence de juridictions supranationales. On a quand même des remises en questions multiples, de l’intérieur, de l’extérieur, dictées par des circonstances, des événements et des évolutions politiques qui sont très inquiétantes. Il y a des forces politiques dans de nombreux pays et le nôtre bien sûr, qui ne s’inspirent pas de valeurs démocratiques. Donc en effet, c’est une question qui se pose en 2017, dans des termes autrement plus dramatiques qu’ils ne se posaient en 2012, où cela pouvait sembler être une figure rhétorique habituelle, en période électorale. Là, c’est devenu très sérieux.

Peut-on craindre pour le dynamisme démocratique ?
Les citoyens sont des objets dans le cadre de politiques d’état d’urgence. Ils sont objectivement surveillés, fouillés, stockés dans des systèmes de vidéo surveillance. Donc, passifs et consentents. C’est nécessaire pour leur sécurité, mais néanmoins pas un progrès sur le plan des libertés, des droits à l’intimité, du secret des correspondances. Même si c’est nécessaire à la protection des personnes, cette nécessité est évidemment un recul des droits et libertés des personnes. Sur ce point l’arbitrage qui se fait, ne se fait pas en faveur du droit et des libertés. La sécurité doit l’emporter, il n’empêche on peut formuler de manière clinique ce constat, à savoir que là où la sécurité apparaît indispensable, les droits et libertés auxquels on a été habitué reculent, sont réduits et quelquefois mis en charpie. C’est un constat. Peut-être sommes nous en train de passer insensiblement à un autre type de société, à un autre mode de vie, où les menaces dicteront un nouvel ordre juridique.

En plus d’être un fin connaisseur du droit, notamment international, vous avez été membre de la Haute autorité du Parti socialiste. Il y a eu les primaires de 2011, puis celles de Marseille et plus récemment celle de la droite. Quel bilan tirez-vous de leur mise en place en France ?
C’est un progrès démocratique dicté par la qualité médiocre de la vie politique interne des partis. Par leur baisse de recrutement, par leur déficience organisationnelle et leurs compétitions internes mettant en danger leur existence même et leur réputation auprès des citoyens. Je ne sais pas aujourd’hui si les primaires correspondent à un progrès voulu ou contraint. Mais dans tous les cas, c’est un progrès pour les citoyens. Au moins leur demande-t-on leur avis pour sélectionner des candidats, ce que les partis se révèlent incapables à faire. Ceux qui disent :  »les primaires c’est le risque d’un affrontement public », ceux-là oublient complètement ce qu’était la vie des partis avant même qu’on organisa les primaires. Les congrès des deux principaux partis, gauche et droite, se sont révélés un véritable capharnaüm, sous le regard ahuri des citoyens. Les partis n’ont plus d’autres solutions que de solliciter des électeurs pour se mettre à l’abri du regard impitoyable des électeurs eux-même. Les électeurs sont devenus des gardiens de la vie étique des partis. Donc les primaires sont un progrès démocratique et d’une certaine manière aussi, le cache-misère des partis.