III. Les raisons de l’abandon de notre souveraineté

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La disparition du bistrot

La démocratie est réduite à son minimum, dans notre plus totale complicité ! Le citoyen a abandonné les lieux de vie du politique. A commencer par les plus anodins comme le bureau, la maison ou encore le bistrot. Pourtant, ce lieu de réunion informel, endroit préféré dans notre histoire des essayistes, intellectuels, agitateurs et révolutionnaires, est un haut lieu de la démocratie, qui est en voie de disparition. Ces « lieux intermédiaires » (The third place), comme les appelait le sociologue américain Ray Oldenburg, se font de plus en plus rares. Des lieux de rendez-vous structurant dans un quartier sont remplacés par les centres commerciaux, la restauration à emporter, les achats sur internet.
Pourtant la démocratie a besoin de bavardage, de conversation. Christopher Lasch l’avait décelé avant de mourir, la vie civique a besoin de citoyens qui se rencontrent « en égaux, sans égard à leurs origines raciales, sociales ou nationales. […] Même les pubs, les snack-bars, qui semblent d’abord ne rien à voir avec la politique ou les arts de la cité apportent leur contribution au genre de conversation ouverte et à bâtons rompus qui est le terreau de la démocratie ». Pour l’intellectuel américain, «  il peut exister un rapport direct entre le déclin de la démocratie participative et la disparition des lieux tiers ».
La plupart des communes de France se posent la question de conserver des lieux de vie comme les restaurants et bars, par intérêt économique, mais pas seulement. Aussi par nécessité de cohésion. En Seine-Maritime, la problématique s’est posée pour le village de Sommery. La municipalité avait des vues sur le bar-restaurant Le Bienvenu, situé au cœur du village. Aucun entrepreneur ne souhaitait poursuivre l’activité après le départ en retraite de son ancienne propriétaire. Au début de l’année 2015, la maire a voulu racheter les lieux, pour faciliter l’installation d’un jeune restaurateur. Trop cher (400 000 euros), le reste des conseillers municipaux n’a pas suivi. Pourtant, un an plus tôt, le village de Bosc-le-Hard, situé à quelques kilomètres de Sommery, venait de faire l’acquisition du restaurant la Bolhardaise, pour 235 000 euros. La force publique comme ultime recours lorsque les « lieux tiers » disparaissent.
Comme le résumaient, sous forme de faux questionnement, Albert Ogien et Sandra Laugier, « la démocratie prend-elle consistance dans un système politique dont l’élection est la pierre d’angle et qui repose sur l’existence de partis en lutte pour obtenir le vote des citoyens, ou bien dans l’actualisation des principes d’égalité, d’autonomie et de pluralisme qui la définissent dans le quotidien des relations sociales, dans les ménages, les bureaux, les entreprises et les villes ? »

Les experts aux commandes

Sans ces « third places », il devient presque impossible de s’exercer à la politique. Comme l’a constaté Pierre-Alain Cardonna, acteur de la vie politique marseillaise, « beaucoup ne se sont pas autorisés à faire de la politique. […] On a longtemps expliqué, que ce n’était que des professionnels ». Tout est là !
Les experts ont réussi à prendre la place. Parce que s’arrêter à la description d’un citoyen, qui aurait en conscience choisi de s’extraire de la discipline politique serait de toute évidence trop réducteur. Il existe des forces en présence qui imposent l’éloignement de la vigie des affaires publiques.
Il nous semble d’abord essentiel d’interroger notre régime politique fondé sur la démocratie représentative. Lorsqu’on décrit notre fonctionnement politique à l’école, c’est bien de celui dont on parle aux plus jeunes, avec un argument tout simple : c’est plus facile ainsi. Comment voulez-vous avancer dans un pays de 66 millions d’habitants, cinquième puissance mondiale, si chacun doit s’exprimer ! Arnaud Salvini, dans un ouvrage à visée pédagogique sur le fonctionnement de l’Assemblée nationale, insiste sur le fait qu’il est « nécessaire de désigner des représentants du peuple pour exercer le pouvoir. C’est le système politique dit de la démocratie représentative ou démocratie indirecte ».
Mais pourquoi adjoindre à la démocratie, l’adjectif « représentative » ? La « démocratie représentative » est-elle forcément une démocratie ?
De notre point de vue la réponse est non. Pour l’expliquer, nous pouvons nous appuyer sur les réflexions toujours tranchées de Jacques Rancière qui estime que « la représentation est dans son origine l’exact opposé de la démocratie ». Pourquoi une approche si radicale ? Parce qu’avec cette démocratie participative, le peuple, dans sa multiplicité, n’est plus souverain. Nos représentants se chargent de gouverner. Pour Jacques Rancière, les gouvernements démocratiques n’existent plus. « Les sociétés, aujourd’hui comme hier, sont organisées par le jeu des oligarchies », dénonce le philosophe. Une minorité impose ses décisions à une majorité. Pour Rancière, « la représentation […] est, de plein droit, une forme oligarchique, une représentation des minorités qui ont titre à s’occuper des affaires communes. » Penser encore que le peuple est souverain, c’est se bercer d’illusion. Pour lui, « le « pouvoir du peuple » est donc nécessairement hétérotopique (un lieu imaginaire où serait située l’utopie, concept inventé par Michel Foucault en 1967, NDLR) ».
La démocratie représentative est en fait un régime parlementaire qui repose sur le suffrage universel qui n’est pas, selon Jacques Rancière, une « conséquence naturelle de la démocratie ».

L’oligarchie est « le pouvoir de quelques-uns, qui délibèrent entre eux des solutions qu’ils vont imposer à tous », selon la définition d’Hervé Kempf. Qu’est d’autre un gouvernement, une assemblée nationale ou encore un conseil municipal si ce n’est la possibilité de quelques uns d’imposer des lois à la majorité. Sous le mandat de François Hollande, le plus illustre des exemples est l’application de la loi Travail, imposée grâce au recours à trois reprises de l’article 49-3 de notre constitution, c’est-à-dire, de couper court à tous débats parlementaires, à défaut d’être démocratique, pour engager la responsabilité du gouvernement. Si cela n’est pas une disposition aux mains d’une oligarchie ? Autre exemple souvent évoqué et parfaitement révélateur de la captation du pouvoir par l’oligarchie : le référendum européen de 2005. Les Français souverains votent « non » et trois ans plus tard la France ratifie le « traité de Lisbonne » reprenant pratiquement mot pour mot le texte rejeté.
Le sociologue anglais Colin Crouch, a développé le concept « post-démocratie », pour définir notre régime politique – un glissement de la démocratie vers l’oligarchie :

« Même si les élections existent et peuvent changer les gouvernements, le débat électoral est un spectacle soigneusement contrôlé et géré par des équipes rivales de professionnels experts dans les techniques de persuasion. Le débat porte sur le petit nombre de dossiers sélectionnés par ces équipes. La masse des citoyens joue un rôle passif, voire apathique, en ne réagissant qu’aux signaux qui lui sont envoyés. Derrière le spectacle du jeu électoral, la politique réelle est définie en privé dans la négociation entre les gouvernements élus et les élites qui représentent de manière écrasante les intérêts des milieux d’affaires. »

La « post-démocratie » aurait comme le goût, l’odeur et l’apparence de la démocratie, sans en être une.

La démocratie représentative « moteur de l’immobilisme »

Mais pourquoi s’acharner sur cette pauvre démocratie représentative qui fait ce qu’elle peut ? Parce que reposent dans ces fondamentaux, les bases du délitement.
Pour le penseur Alain Badiou, « la démocratie, sous sa forme parlementaire, interdit tout changement d’ampleur. Le parlementarisme repose sur le principe de l’alternance, c’est-à-dire de l’atténuation nécessaire des éventuelles contradictions vives. Ce cadre implique que les composantes politiques majoritaires acceptent de se laisser pacifiquement la place, l’une après l’autre. » Comme l’a constaté le maire de la Somme, David Lefèvre, « notre système fait en sorte que le premier objectif d’un politique est de viser sa propre réélection et pour cela, il doit faire en sorte qu’il n’y ait pas trop de crises. Lorsqu’on sait que tout changement génère de la crise, finalement on ne fait plus rien. C’est un formidable moteur à l’immobilisme ».

Ces réflexions poussent à penser que donner mandat en démocratie, n’est pas acceptable. Cela empêche, in fine toute possibilité d’expression, ou en tout cas la comprime, alors que l’accès à l’information est devenu d’une facilité enfantine, grâce au numérique. Comme le regrette, l’élu local fervent défenseur de la démocratie participative, « la seule possibilité qu’on a aujourd’hui de s’exprimer est de voter pour des personnes. Voter pour des idées est extrêmement rare. La dernières fois qu’on l’a fait, l’avis du peuple n’a pas été suivi (référence au référendum sur le Traité européen en 2005, NDLR). Le citoyen se dit : « Après tout, j’arrête. » Prenez par exemple une réunion de conseil municipal. Il n’y a que deux ou trois spectateurs par réunion et ces spectateurs réglementairement ne peuvent pas prendre la parole. Le citoyen se demande l’intérêt qu’il a à venir si c’est seulement pour écouter, sans influer ».

Les partis politiques à la barre

Certes, nous pourrions imaginer des règles pour s’assurer que notre système représentatif soit pleinement démocratique, comme les mandats électoraux courts et non renouvelables, le non cumul des mandats ou encore l’interdiction pour les fonctionnaires d’État d’être représentants du peuple. Mais même cela ne suffirait pas. Laisser faire son représentant à sa place, là commence le mal.
Pour David Lefèvre, cela « n’incite pas à s’engager. Aujourd’hui, vous déléguez votre pouvoir pendant 5-6 ans à une personne ou un groupe de personnes. Dans la pratique, on voit que cela est ridicule de penser qu’une personne pour qui on a voté prendra les mêmes décisions que vous, si vous étiez à sa place ». Il en va de même pour les structures politiques, les partis.
Comment devenir des êtres de conscience, si nous laissons une caste décider pour nous. La réappropriation de l’espace politique, passe par l’engagement réel, corporel. L’écologiste Daniel Conh-Bendit aborde cette délicate question dans son ouvrage Pour supprimer les partis politiques :

« Il faut faire passer la politique du domaine de la propriété à celui du logiciel libre, public. Le Printemps arabe l’a prouvé : on n’a pas encore trouvé mieux que la démocratie, malgré les aléas susceptibles de la défigurer. Mais là encore, il ne tient qu’à nous de les repousser en nous comportant comme des sujets politiques autonomes. »

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Les partis politiques sont devenus un frein au moteur de l’innovation démocratique. Cornelius Castoriadis voyait dans les partis politiques « des organisations bureaucratiques, qui prétendent (en fonction d’une idéologie plus ou moins bancale) avoir trouvé le point archimédien pour la transformation de la société ; à savoir, il faut s’emparer de l’appareil de l’État, et tout le reste va suivre ». Pour l’intellectuel, « la solution ne passe certainement pas par les partis politiques tels qu’ils existent ». Castoriadis invite à voir plus grand, car « l’activité politique est nécessairement collective ». Elle ne passe pas seulement par des élections, qui fourniront des hordes de députés et conseillers municipaux. Cornelius Castoriadis prend en exemple l’événement historique qu’a été Mai-68, pour démontrer que « le lieu de la politique est partout. Le lieu de la politique, c’est la société » :

« Quel a été l’événement politique le plus important en France depuis vingt ans, sinon davantage ? C’est Mai 68. Or qui a fait Mai 68 ? Quel est le parti qui a fait Mai 68 ? Aucun. Pourtant, dix ans après, la France est plus marquée par Mai 68 que la France de 1881 ne l’était par la Commune. »

Même si Jean-Luc Bennahmias, ancien patron des Verts, ne considère pas que le désintérêt pour la politique vient des partis, il a conscience de la portée limitée de cette « institution ». Le parti « est là pour prendre le pouvoir et gérer la société. Une formation politique n’est qu’une machine à conquérir le pouvoir ». La démocratie n’est pas le souci du parti, loin de là. Surtout lorsque lui-même n’est pas exemplaire. La démocratie interne dans un parti n’existe quasiment pas. Le regard de l’ancien député européen est intéressant, du fait de la création récente de l’Union des démocrates et écologistes (UDE), aux côtés de l’ancien écolo et membre du gouvernement, Jean-Vincent Placé :

« Le monde politique ne permet absolument pas qu’un parti soit totalement démocratique. C’est impossible. […] Un exemple : vous êtes en alliance avec d’autres formations, avec qui vous devez passer des compromis. Vous refaites descendre les compromis passés avec vos alliés dans votre propre formation ? Dix ans après, vous y êtes encore. […] Réunir une dizaine de personnes en leur disant « vous allez tout décider », ne peut pas permettre l’émergence d’action. »

Ce qui constitue la crise que nous vivons, ce n’est pas le fait que cela soit mis en place, puisque c’est le cas depuis des décennies, mais bien le fait que la population, de plus en plus éduquée, s’en aperçoive. Les fêlures du système partisan sont mises à nu. Jean-Pierre Mignard, intime de François Hollande et membre du conseil national du Parti socialiste, constate « la qualité médiocre de la vie politique interne des partis. Par leur baisse de recrutement, par leur déficience organisationnelle et leurs compétitions internes mettant en danger leur existence même et leur réputation auprès des citoyens ».

On peut le nier et continuer de défendre le cumul des mandats pour les politiciens, parce que « les entités durables sont essentielles en démocratie », comme ose le défendre Bernard Manin, historien et directeur de l’École des hautes études en sciences sociales, en mai 2015, lors d’une audition à l’Assemblée nationale. Pour lui, comme pour tous les défenseurs du système établi, « il n’y a pas de crise du système démocratique. L’absentéisme s’est accru, mais c’est une abstention intermittente. Les électeurs votent si l’enjeu est important et si l’élection s’annonce serrée. […] Le problème c’est le discrédit du personnel politique ; une classe fermée, préoccupée par ses intérêts ». Ou comment ne pas remettre en cause l’oligarchie excluante, mais les acteurs du système.
Circulez, il n’y a rien à voir. Le citoyen, n’a pas besoin d’être plus que cela impliqué dans les choix publics.
Cette tentation de ne pas davantage impliquer le citoyen est bien ancrée dans notre classe politique. Même Jean-Luc Bennhamias, issu de la mouvance libertaire, prétend, tout en le regrettant, être « sûr et certain que le citoyen s’en fout complètement » d’avoir « davantage de démocratie ». Si le peuple souverain perd du terrain, qui reste-t-il pour prendre les décisions ? Les experts ! Cette volonté de laisser faire les techniciens est ancienne et bien construite.

Une oligarchie au service de quoi ?

On cite souvent Nicolas Machiavel et son ouvrage Le prince, pour évoquer le cynisme en politique. Mais pourquoi remonter si loin dans notre histoire, alors qu’il existe des théoriciens modernes, avec des modes de pensées et des stratégies toujours à l’œuvre.
Edward Bernays, neveu de Sigmund Freud, mais surtout considéré comme le père de la manipulation des masses et des relations publiques, a écrit Propaganda en 1928. Son obsession était de donner des clés aux puissances, entreprises essentiellement, pour leur permettre de ranger l’opinion à leurs causes.
D’un cynisme froid, il veillait à nous rendre mouton, à nous « zombifiéer ». Selon ce théoricien « la manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique ». Edward Bernays était convaincu que ceux qui possédaient le pouvoir de manipuler, formaient alors « un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays ». Le publicitaire l’avoue, « dans la vie quotidienne, […] de fait nous sommes dominés par ce nombre relativement restreint de gens […] en mesure de comprendre les processus mentaux et les modèles sociaux des masses. Ce sont eux qui tirent les ficelles […]. Nous ne réalisons pas, d’ordinaire, à quel point ces chefs invisibles sont indispensables à la marche bien réglée de la vie collective. »
L’Américain, d’origine autrichienne, était persuadé du bien fondé de son œuvre auprès des puissants, parce que « même s’il arrive que les instruments permettant d’organiser et de polariser l’opinion publique soient mal employés, cette organisation et cette polarisation sont nécessaire à une vie bien réglée ». L’ordre au détriment du pari de l’intelligence. De toute façon pour Edward Bernays, le peuple agit en meute et il suffit d’« excitez un nerf à un endroit sensible, et vous déclencherez automatiquement la réaction d’un membre ou d’un organe précis » :

« Les sociologues sérieux ne croient plus […] que la voix du peuple exprime une volonté divine ou une idée remarquable de sagesse et d’élévation. La voix du peuple n’est que l’expression de l’esprit populaire, lui-même forgé pour le peuple par les leaders en qui il a confiance et par ceux qui savent manipuler l’opinion publique, héritage de préjugés, de symboles et de clichés, à quoi s’ajoutent quelques formules instillées par les leaders. »

Le monde tel que dépeint par l’habile Edward Bernays, ne fait pas rêver et même agit comme un répulsif ! Pourtant, il ne fait que décrire des mécanisme encore à l’œuvre aujourd’hui. Des « dirigeants invisibles » nous contrôlent et « façonnent à leur guise nos pensées et nos comportements. » Vous avez dit démocratie ?
Des « corps » exercent bien une « autorité », sans le consentement de la « nation », du peuple souverain, pour reprendre les mots de la Constitution.
Peut-on redresser la barre ou au contraire, comme le suppose Rayond Aron, « on ne peut pas concevoir de régime qui, en un sens, ne soit oligarchique » ?
S’il en croit Edward Bernays, Aron avait vu juste. « La propagande ne cessera jamais d’exister. Les esprits intelligents doivent comprendre qu’elle leur offre l’outil moderne dont ils doivent se saisir à des fins productives, pour créer de l’ordre à partir du chaos. »
Voilà un constat qui fait froid dans le dos. La belle utopie, à jamais restée au placard des idées.

La simple lecture de Bernays suffit à comprendre le temps et l’énergie passés par ces « gouvernement invisibles » pour nous empêcher de penser, de comprendre et de proposer un modèle différent.
Nous pouvons mettre des noms sur ces puissances. Nous pourrions commencer par celui de « capitalisme ». Penser la manipulation des masses et l’asservissement pour le compte des « invisibles », n’est plus seulement une pensée d’activistes de gauche, mais revient à commencer percevoir les coulisses de ce décor. Le penseur, Alain Badiou, met les pieds dans le plat. Pour lui, nos démocraties représentatives à la sauce Bernays, favorisent pleinement l’accroissement des richesses. Alain Badiou l’affirme, « un grand Autre – autre que le grand Autre divin – […] se dissimule dans la démocratie représentative. Je soutiens que ce grand Autre, c’est le capital ».
« Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu de démocratie parlementaire ailleurs que dans un pays où le capitalisme a franchi un certain seuil de développement. Cela me fait dire, poursuit Alain Badiou, que la Chine finira bien, un jour, par découvrir les vertus du régime démocratique, beaucoup plus approprié au développement capitaliste que le pesant système bureaucratique. De manière générale, depuis l’effondrement des États socialistes, nous assistons partout dans le monde à une fusion quasi totale entre les puissances économiques et les prétendus « représentants » politiques […]. »

Le plébiscite du régime autoritaire

C’est ce que constate Hervé Kempf : «  le capitalisme s’était toujours, durant son essor, associé à la démocratie : le libéralisme économique était frère du libéralisme politique. » Et s’il parle au passé, c’est que l’essayiste, observe qu’« aujourd’hui, la disjonction entre les deux phénomènes est de plus en plus nettement affirmée ». Inexorablement, l’oligarchie au pouvoir grâce aux urnes, revendique le droit à davantage.
Pour illustrer ses dires, l’auteur cite Thomas Friedman, éditorialiste d’obédience centriste du New York Times : « Une autocratie gouvernée par un parti unique présente certainement ses défauts. Mais quand elle est dirigée par un groupe de gens raisonnablement éclairés, comme c’est le cas en Chine aujourd’hui, elle peut aussi avoir de grands avantages. C’est qu’un parti unique peut imposer des politiques difficiles à faire accepter mais essentielles pour faire avancer une société dans le XXIe siècle ». Pour Kempf, « l’aveu » est « de moins en moins gêné de la nécessité de contourner ou de se passer de la démocratie ». Un lâcher-prise avec l’idéal démocratique, emporté par le pragmatisme.
L’ancien bras droit de François Bayrou, Jean-Luc Bennahmias, pose la question : « Comment gérer des villes de plus de 30 millions d’habitants ? Comment gérer de façon démocratique ces cités ? Même en dictature, c’est difficile. » Pour l’ancien élu européen « cela demande forcément, a minima, un régime d’une autorité extrême. Je ne dis pas que c’est bien. Au Brésil, Lula et après Rousseff, sont entrés militairement dans les bidonvilles, avec l’armée et des tanks, pour que la puissance des gangs ne soit pas exponentielle. Parce que dans un schéma démocratique, évidemment il n’y a pas que des gentils. » L’homme politique français, assume « un discours totalement horrible », mais « d’un réalisme total ». Et alors on voit fleurir les idées de « dictature bienfaisante », demandée par certains éditorialiste français au moment des émeutes en Grèce.
Et l’idée se propage jusque dans l’« opinion », si ce n’est dans le peuple. Dans un sondage Ifop, 67% des sondés se disaient favorables à l’installation d’un gouvernement technocratique non élu pour engager des réformes impopulaires. 40% de ces mêmes Français souhaitaient l’arrivée d’un gouvernement de type autoritaire.

Pourquoi une telle brutalité ? Parce que tous sont persuadés que l’électeur est irrationnel et que la démocratie serait une réalité l’arme du suicide collectif. En 1942, dans son livre Capitalisme, socialisme et démocratie, Joseph Schumpeter ne disait pas autre chose quand il prétendait que « le citoyens typique, dès qu’il se mêle de politique, régresse à niveau inférieur de rendement mental […], il redevient un primitif. » Pour le célèbre économiste, « la masse électorale est incapable d’agir autrement que les moutons de Panurge ». Certainement bien aidée par les entreprises conseillées par le gourou Edward Bernays… Un bon régime dictatorial serait parfois plus intéressant pour le peuple lui-même, sans qu’il en soit conscient. Shumpeter prend l’exemple du gouvernement de Napoléon qu’il est permis «  de qualifier de dictature militaire » :

« Une des nécessités politiques les plus pressantes de l’heure consistait dans une constitution religieuse destinée à remettre de l’ordre dans le chaos légué par la Révolution et à ramener la paix dans des millions d’âmes. […] Il est difficile de voir comment un tel résultat aurait pu être réalisé par des méthodes démocratiques. »

Le grand problème du politique est qu’une fois élu, il ne sent plus représentant ou porte-parole de ses électeurs, mais détenteur du pouvoir. Le vice est là et devient dangereux lorsqu’aux oreilles des politiciens soufflent les héritiers d’Edward Bernays. La démocratie représentative n’est pas un rempart suffisant à la dictature sous toutes ses formes, pis elle en contient certainement les germes.

> LIRE LA SUITE : Les raisons d’espérer

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