I. La démocratie, un désir universel

Un régime d’émancipation

Mais pourquoi vouloir à ce point se battre pour une idée ; celle d’un « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », comme elle est gravée dans notre Constitution ?
Une partie de la réponse se trouve déjà dans la définition de ce régime politique. Pour Albert Ogien et Sandra Laugier, c’est « une volonté d’agir en politique en restant fidèle à une attitude respectueuse des choix de vie de chacun, porteuse d’un idéal de dignité des personnes, soucieuse d’un respect de l’égalité, s’opposant à toutes les discriminations et toutes les injustices et livrant à la connaissance des citoyens l’intégralité des informations d’intérêt public qui les concernent. »
Une vision angélique de l’organisation politique à laquelle se raccrochent tous les peuples opprimés. Récemment, le peuple de Birmanie a permis au Prix Nobel de la paix, Aung Sang Suu Kyi, de devenir la première femme élue présidente, dans un pays dominé par une junte militaire. L’exemple le plus criant reste celui des révolutions arabes. Comme le rappellent Albert Ogien et Sandra Laugier, « cette vague mondiale de fronde politique a commencé à déferler en janvier 2011, à Tunis, avant d’emporter Le Caire et de gagner Madrid, Athènes, New York, Londres, Moscou, Québec, Sanaa, Tel-Aviv, Dakar, Paris, Istambul, Rio de Janeiro, Kiev, Caracas, Bangkok ou Phnom Penh ».
Nous ne pouvons que défendre ce modèle. En effet, nous pensons qu’il n’existe pas d’autres alternatives à notre épanouissement, au bien commun que la démocratie réelle. « Nous n’avons pas de science de ce qui est bon pour l’humanité, et nous n’en aurons jamais, tranche Cornelius Castoriadis. S’il y en avait une, ce n’est pas la démocratie qu’il nous faudrait chercher, mais plutôt la tyrannie de celui qui posséderait cette science. […] En démocratie nous n’avons pas une science de la chose politique et du bien commun, nous avons les opinions des gens ; ces opinions s’affrontent, se discutent, s’argumentent, et puis finalement le peuple, la collectivité se détermine et tranche par son vote. […] Une société démocratique, quelle que soit sa taille, est toujours formée d’une pluralité d’individus qui participent tous au pouvoir dans la mesure où chacun a autant qu’un autre la possibilité effective d’influer sur ce qui se passe. »
C’est certainement un régime politique contre nature a priori, mais c’est en réalité le système le plus rationnel. La démocratie n’a qu’une visée : l’égalité politique que représente la citoyenneté, qui « met à égalité des gens qui autrement sont inégaux dans leur capacité », concède Jacques Rancière. D’où l’importance de l’éducation et notamment de l’éducation à la citoyenneté « pour assurer la distribution la plus large de la responsabilité économique et politique » et garantir le fait que la citoyenneté ne devienne pas « une formalité vaine ». « C’est en ce sens que la citoyenneté universelle implique tout un monde de héros », pour le philosophe français. Définir la démocratie comme un idéal n’est pas galvaudé.

En France, il est communément admis que la démocratie naît avec l’écriture de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. L’article 3 de ce texte fondateur le précise ainsi : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. » Dans le monde, on fixe la naissance de ce régime au Ve siècle avant notre ère, du temps de la Grèce antique. Mais comme le pense l’universitaire anarchiste David Greaber, on peut imaginer « qu’il y a eu un grand nombre de sociétés égalitaires au cours de l’histoire » qui avaient établi des procédures collectives de prises de décisions dans le respect du plus grand nombre. Plusieurs de ces sociétés ont dû exister avant la Grèce antique. Sur un plan anthropologique, la recherche de la démocratie serait alors inhérente à la vie sociale.
Si le mode de fonctionnement ne provient pas nécessairement de la Grèce antique, le mot même de démocratie a bien pour origine le grec. Démos et cratos (ou kratos), signifiant le pouvoir du peuple.
Mais là encore, David Greaber apporte une nuance intéressante, contredisant cette traduction littérale, estimant que la « démocratie fondée sur le principe de la majorité était essentiellement, à l’origine, une institution militaire ». Pour lui, « le terme même de démocratie, semble avoir été utilisé à l’origine comme une insulte par ses opposants élitistes : cela signifie littéralement « la force » ou même la « violence » du peuple. Kratos, et non archos. »
La démocratie comme système violent. « La tyrannie de la majorité », disait Alexis de Tocqueville, là où certains aimeraient voir plus de consensus. Le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, près de Nantes (Loire-Atlantique), a été validé lors d’un référendum voulu par le pouvoir exécutif français, en juin 2016, à l’échelle départementale. Pour autant, ceux qui vivent sur place, ont voté largement contre. Plus cette construction se rapprochait géographiquement des électeurs, plus ils s’y sont opposés et inversement. Pourtant, la décision de la majorité s’appliquera, en théorie, à ceux qui subiront directement les nuisances et qui souhaitaient préserver un bocage. Mais la démocratie a parlé et nous devons
reconnaître comme souveraine toute parole majoritaire s’étant exprimée librement.
Violence, injustice, guet-apens… Ce genre d’expérience démocratique pose une question déroutante : Peut-on confier la démocratie au peuple ? Et celui-ci a-t-il toujours raison en matière politique ?

Un peuple mosaïque

Avant de s’enfoncer un peu plus dans la recherche de l’essence démocratique, il convient de s’arrêter un très court instant sur ce que nous appelons le peuple. Notion floue et parfois prisonnière de chapelles idéologiques. Quel est cet ensemble censé être seul souverain ?
Il y a la vision datée de Jules Michelet le voyant comme un bloc monolithique et naturellement bon : « Je vois parmi les ouvriers des hommes de grand mérite, qui pour l’esprit valent bien les gens de lettres, et mieux pour le caractère… » Il ne tarissait pas d’éloge non plus sur les agriculteurs : « Le paysan n’est pas seulement la partie la plus nombreuse de la nation, c’est la plus forte, la plus saine, et, en balançant bien le physique et le moral, au total la meilleure. » La vision de Michelet dans son ouvrage est très binaire. Les gentils pauvres, avec qui il a « vécu », « travaillé » et « souffert », et les méchants bourgeois :

« Le trait éminent, capital, qui m’a toujours frappé le plus, dans ma longue étude du peuple, c’est que, parmi les désordres de l’abandon, les vices de la misère, j’y trouvais une richesse de sentiment et une bonté de cœur, très rare dans les classes riches. Tout le monde, au reste, a pu l’observer, à l’époque du choléra, qui a adopté les enfants orphelins ? Les pauvres. »

Nous ne pouvons pas juger de la France d’alors et du vécu de Jules Michelet, mais pour le monde du 21e siècle qui nous inquiète, cette vision angélique du peuple est assez éloignée de la nôtre. Pour le définir, nous reprendrons volontiers les mots de Castoriadis, « une pluralité d’individus », formant une communauté par des valeurs communes.
Comme le décrivait Emil Cioran qui rejetait toute idée de nationalisme, qui était pour lui « un péché de l’esprit », « la seule communauté véritable est celle qui est fondée sur la « famille spirituelle », et non nationale, ni idéologique. Je ne me sens solidaire que de ceux qui me comprennent et que je comprends, de ceux qui croient en certaines valeurs inaccessibles aux foules. Tout le reste est mensonge. Un peuple est une réalité sans doute ; – une réalité historique, et non essentielle. » Dans tous les cas, la notion de peuple renvoie au multiple et à la vulnérabilité de ceux qui le composent.
La démocratie appartient donc à cet ensemble mosaïque qu’est le peuple. Pourtant, nombreux sont ceux qui tentent de l’en éloigner, pour assurer à une poignée seulement le pouvoir de décider. En substance, le peuple ne peut pas comprendre les enjeux importants et doit être mis à l’écart pour son propre bien. « La sphère des questions « sérieuses » qui engagent la souveraineté ou l’« avenir de la nation » reste l’apanage de la représentation nationale et des gardiens des pouvoirs », constatent Ogien et Laugier.
Et si nous n’étions pas en démocratie ? Si tout cela n’en avait que l’apparence, le goût et l’odeur. Nous reviendrons largement sur cette interrogation déroutante et pourtant si pertinente.

> LIRE LA SUITE : Qu’avons-nous fait de notre souveraineté ?

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *